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affecté, n'est pas sans éclat. Photius, du reste assez rigoureux pour cet ouvrage, en loue beaucoup l'élégance et l'harmonie; il observe que les périodes de l'auteur sont précises, claires, agréables à l'oreille, et qu'enfin il fait surtout un fréquent et habile usage d'une figure appelée l'épitrope. Ce dernier mérite nʼintéressera guère la foule des lecteurs; mais, ce qui vaut mieux peut-être pour eux, le livre est court, et il

amuse.

Immédiatement après cet ouvrage, Huet a placé parmi les romans grecs et a longuement analysé un récit des Aventures de Théagène et de Charide, qui porte pour titre : Du vrai et du parfait Amour, et que le docte évêque croit pouvoir attribuer à l'ancien Athénagoras, philosophe d'Athènes, et l'un des premiers défenseurs du christianisme. Il est certain que ce roman n'est pas sans mérite, et qu'il respire surtout une sorte d'élévation et de spiritualisme. S'il venait de l'antiquité, ce serait un monument curieux. Mais le manuscrit original ne s'est jamais trouvé, et l'on ne doute plus aujourd'hui que l'ouvrage entier ne soit une fiction du prétendu traducteur. C'est même le premier modèle de toutes ces suppositions de romans traduits du grec, genre de travestissement facile et souvent insipide, que Montesquieu n'a pas dédaigné d'emprunter dans le Temple de Gnide.

Les Amours d'Abrocome et d'Anthia', dont Huet ne parle pas, sont bien autrement respectables, car ils ont une origine certaine et vraiment grecque. L'auteur, Xénophon d'Éphèse, écrit avec art; son livre ne présente, suivant le défaut général de tous ces romans, que des mœurs vagues et fictives et des aven

tures communes; mais il y a de la grâce dans quelques détails. Le romancier n'a pas craint de commencer par un début qui ressemble à un dénoûment. Dès les premières pages, le bel Abrocome et la belle Anthia, l'ornement de la ville d'Éphèse, sont heureux amants et heureux époux; mais il arrive bientôt de cruelles séparations et de longues traverses, qui ne servent qu'à développer davantage la fidélité d'Abrocome et la vertu d'Anthia, jusqu'au moment d'une paisible réunion. Ce petit livre, à tout prendre, est d'une lecture agréable, et, pour le fond des aventures, aussi neuf que beaucoup de romans modernes.

Entre ces différents romanciers et ceux qui les suivent encore, la série chronologique se marque, pour ainsi dire, par une décadence progressive. A chacun de ces ouvrages, cette admirable littérature grecque, dont ils sont le faible et dernier produit, semble baisser d'un degré. Comme les auteurs ne prennent rien dans la nature, comme ils imitent ce qui les a précédés, et n'ont pas l'air de sentir le temps où ils vivent, ils deviennent successivement des copistes de copistes. Toute couleur disparaît; les traits mêmes s'effacent ; et les plus récents de ces ouvrages semblent quelque épreuve de gravure sortie la dernière d'une planche usée. C'est l'idée qui se présente involontairement, lorsque l'on passe d'Abrocome et Anthia aux Amours de Chéréas et de Callirhoé, ouvrage que le docte Larcher a traduit, mais qu'il n'a pu rendre

amusant.

Mais à quelle époque de cette décadence, sur quel point de cette ligne qui aboutit au néant, faut-il donc placer la jolie pastorale de Longus, cette peinture de

Daphnis et Chloé tant célébrée pour la naïveté? Les savants n'en disent mot. On ne sait rien sur Longus, ni sa vie, ni son siècle, ni même s'il a existé; car le nom latin de Longus est assez singulièrement placé en tête d'un ouvrage écrit en grec. Le style de cet ouvrage, quel que soit du reste l'auteur, ne peut donner que de faibles probabilités sur le temps où il a été écrit. Ce style, hâtons-nous de le dire, n'est rien moins que naïf. La diction de l'original est d'une élégance curieuse, ingénieusement concise, habilement symétrique; rien n'est perdu pour l'art. Chaque épithète, chaque mot est placé dans une intention fine et délicate. Les termes sont employés dans les acceptions les * plus justes et les plus expressives; le rapport des sons est adroitement ménagé : c'est un petit chef-d'œuvre de clarté, de propriété, de finesse et de coquetterie, plutôt que de grâce. Photius ne le désigne pas dans sa Bibliothèque; mais il est impossible que cette exquise élégance soit d'une époque plus rapprochée de nous que le siècle de Photius, et ait pu naître dans le mauvais goût et l'ennuyeuse scolastique du vin siècle.

Du reste, Longus est-il du ir, du ir ou du iv siècle? c'est ce qu'on ne peut même conjecturer. Il semblerait, par la pureté de son élocution, appartenir de droit à l'époque la plus ancienne : mais les Grecs étaient de studieux imitateurs des formes du style; et dans quelques-uns des plus modernes, le bon goût et le choix de cette imitation peut tromper sur la date de leurs écrits. Ce qui ne saurait se feindre, c'est une première fleur de naturel qui appartient aux langues jeunes encore, et que l'art ne peut ni leur conserver ni leur rendre. Le peintre de Daphnis et Chloé est sans doute le plus

élégant et le plus gracieux des sophistes; mais il est encore sophiste. On le sent, on le voit à l'élégance travaillée de ses descriptions, et quelquefois même à un certain luxe de naïveté qui n'est pas la nature. Il faut l'avouer cependant, le sujet si heureusement choisi par Longus corrige, pour ainsi dire, l'artifice trop visible de son langage. Il y a dans cet amour qui ne se connaît pas lui-même, dans cette première ignorance du cœur et des sens, un charme infini dont la peinture souvent essayée plaira toujours à l'imagination. C'est le charme qui se retrouve dans le Premier Navigateur de Gessner, dans les scènes de Shakspeare entre Ferdinand et Miranda, enfin et surtout dans Paul et Virginie; car nous ne parlons pas du conte où Marmontel a gâté la grâce native de ce sujet par une lourde indécence et des puérilités doctorales.

Le romancier grec n'a pas évité l'écueil d'un pareil récit, les images trop libres; et le hardi français d'Amyot les fait encore ressortir. On y trouve même quelques souillures de mœurs grecques, qui déparent indignement un tableau tracé quelquefois par la main d'Albanc. Cependant on ne peut nier que Daphnis et Chloé n'ait servi de modèle à Paul et Virginie. A travers les changements de costume, de croyance et de climat, l'imitation est sensible dans le langage des deux jeunes amants; les mêmes naïvetés passionnées sortent de la bouche de Daphnis et de celle de Paul: mais la supériorité de l'auteur français, ou plutôt des sentiments qui l'ont inspiré, se montre partout, et fait de son ouvrage l'une des plus charmantes rêveries de l'imagination moderne. Cette supériorité ne tient pas seulement à une diction plus simple, à un goût plus ami

du naturel et du vrai; elle tient surtout à la pureté morale et à l'espèce de pudeur chrétienne qui règne dans Paul et Virginie. Le tableau de Longus n'est que voluptueux; celui de l'auteur français est chaste et passionné.

Un écrivain célèbre, dans le parallèle ingénieux qu'il établit entre les littératures ancienne et moderne, et leurs manières diverses de concevoir des sujets semblables, a choisi pour opposer aux plus heureuses scènes de Paul et Virginie quelques passages des idylles de Théocrite. On peut regretter qu'il n'ait pas voulu faire usage du roman de Longus. Ce choix eût mieux servi le dessein que l'auteur se proposait par ces comparaisons littéraires, et fait ressortir davantage cette idée de perfectionnement moral qu'il attribue à l'influence du christianisme, et qu'il recherche dans les monuments de la société et dans toutes les productions de la littérature et des arts chez les nations modernes. L'objet de la comparaison est frivole sans doute; mais nulle part les différences n'auraient paru plus marquées et plus à l'honneur de la civilisation nouvelle. Que renferme en effet la jolie pastorale de Longus? une peinture plus vive que touchante des premières émotions, des premiers sentiments de deux jeunes amants élevés dans la simplicité d'une vie champêtre et protégés contre eux-mêmes par la seule ignorance. Du reste, nulle idée de bonté morale ne se mêle à ce tableau et ne vient l'épurer et l'embellir. Daphnis et Chloé sont innocents, et non pas vertueux. L'intérêt même de cette innocence ne se conserve pas longtemps; et l'épisode de la courtisane Lycénion, si choquant sous le rapport du goût, fait disparaître la

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