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le procès avec Nævius avait déjà duré deux ans, un certain M. Junius l'avait plaidée devant Aquillius Gallus depuis qu'elle avait ete renvoyée à ce dernier, et ce renvoi n'avait eu lieu que depuis le mois de septembre 673: or le terme des proscriptions n'avait été fixé par Sylla qu'aux calendes du mois de juin de cette même année. Rien n'est donc moins vraisemblable que l'antériorité donnée à l'oraison pour Quintius sur le plaidoyer pro Sexto Roscio. D'ailleurs Cicéron ne dit-il pas lui-même, dans son exorde du discours pro Quintio : Quod mihi consuevit in ceteris causis esse adjumento, id quoque in hac causa deficit? Circonstance qui fait un supplément de preuves à toutes celles qui viennent d'être déduites.

Ce que Cicéron dit encore dans le plaidoyer pro Sexto Roscio (ch. xx1): Quod antea causam publicam nullam dixerim, et dans le Brutus: Itaque prima publica causa pro Sexto Roscio dicta (ch. xc), serait le plus puissant argument en faveur de la priorité de ce plaidoyer, si l'oraison pro Quintio eût été du nombre des causes que les Romains appelaient publiques; mais, comme elle était simplement cause privée, ce témoignage de l'orateur lui-même n'est d'aucun poids pour lever la difficulté.

Les causes privées se plaidaient devant un juge désigné par le préteur et assisté par trois assesseurs; elles n'intéressaient que la fortune, et répondaient à ce que nous appelons affaires civiles. Les causes publiques étaient jugées par un tribunal présidé par le préteur et composé de jurés tirés au sort parmi les sénateurs, les chevaliers, ou les plébéiens les plus distingués, selon qu'était la composition des tribunaux alors en vigueur. Ces causes, qui répondaient à nos procès criminels, entraînaient presque toujours des condamnations capitales.

Le soin avec lequel, dans l'exorde du discours pro Roscio, Cicéron s'excuse d'avoir, si jeune et si nouveau dans la carrière, entrepris la défense d'une cause si importante, semble d'ailleurs prouver qu'il était bien près de ses débuts oratoires: on peut dire que la modestie qu'il montre eût pu paraître exagérée si déjà, en plaidant pour Quintius, il s'était fait connaître par le succès d'une première lutte contre Hortensius, alors surnommé le roi du barreau.

Ajoutons que tout dans le discours pour Sextus Roscius semble indiquer la présence presque immédiate des proscriptions de Sylla, tandis que le sentiment contraire affecte le lecteur en lisant avec at

tention le plaidoyer pro Quintio ; cette impression générale nous paraît indépendante des preuves de détails établies par les citations qui précèdent.

Tels sont les motifs qui nous ont engagés à nous écarter de l'ordre suivi jusqu'à présent par les nombreux éditeurs de Cicéron. Nous aurons au reste à revenir sur cette question dans le sommaire de l'oraison pro Quintio. Il est temps d'arriver à l'argument de la cause de Sextus Roscius d'Amérie, et c'est M. Gueroult lui-même qui nous le fournira en grande partie. Nous l'avons retrouvé dans le manuscrit de sa deuxième leçon au collège de France (no vembre 1812).

« Sextus Roscius, l'un des principaux citoyens d'Amérie, ville située en Ombrie, avait été assassiné pendant la nuit dans une des rues de Rome, en revenant de souper. Quel était le meurtrier? On l'ignorait. A cette époque les proscriptions de Sylla, qui venaient à peine de cesser', autorisaient tous les meurtres. Mais Roscius n'avait point été inscrit sur la liste fatale, et il n'avait pu l'être; il s'était constamment signalé dans le parti de la noblesse, qui alors prédominait. Roscius possédait des biens considérables; Chrysogon, affranchi du dictateur et son favori, les acheta, ou plutôt s'en empara: ces biens valaient près de six millions de sesterces, et il les eut pour deux mille.

<< Roscius avait laissé un fils, nommé comme lui Sextus 2. Dans la crainte qu'il ne réclamât la succession de son père, Chrysogon résolut de s'en délivrer; il ne trouva pas de plus sûr moyen que de le faire condamner à mort comme parricide. Il y avait alors à Rome des entrepreneurs d'accusation. Erucius accusa Sextus d'avoir assassiné son père. Ce misérable fut appuyé par deux Roscius, parents du jeune homme, qui peut-être n'étaient pas étrangers à ce crime, et que le favori avait intéressés à le maintenir dans sa spoliation en la partageant avec eux. Sextus resta sans défenseur.

Le dictateur en avait lui-même assigné le terme pour les calendes de juin de l'an 673, et le meurtre de Roscius fut commis vers le milieu du mois de septembre de cette même année.

2 Nous l'appellerons toujours Sextus pour le distinguer de son père et de ses deux parens T. Roscius Capiton et T. Roscius Magnus ou le Grand, qui figurent comme ses adversaires dans cette cause.

Rome ne manquait pas d'orateurs illustres; mais tous savaient que dans ces temps malheureux le courage de la vertu n'était point impuni; tous craignaient Chrysogon et le dictateur. Ils gardèrent le silence. Cependant il existait un Romain que rien n'effrayait quand l'innocence était menacée. Cicéron se fit entendre, et Sextus fut sauvé. Cette cause acquit une grande célébrité à l'orateur. Luimême nous apprend qu'on s'empressa dès-lors de lui confier les affaires les plus importantes: aussi était-ce dans sa vieillesse un de ses plus doux souvenirs; il en parlait souvent à son fils, et l'exhortait, s'il aimait la véritable gloire, à défendre comme lui l'honnête homme opprimé par l'homme puissant.

« Son plaidoyer est divisé en trois parties. Dans la première il démontre que Sextus n'a point tué son père; dans la seconde il attribue cet assassinat aux deux Roscius; dans la troisième il jette de violens soupçons sur Chrysogon.

« Nous nous arrêterons particulièrement à la première : c'est un chef-d'œuvre de dialectique. L'orateur y presse l'adversaire avec cette vivacité que nous admirons toujours dans Démosthène.

<< Il commence par établir que Sextus n'a point tué son père. << Il ne l'a point tué, parce qu'il n'en avait aucune raison; il ne l'a point tué, parce qu'il n'en avait aucun moyen.

« D'abord rien n'a pu le porter à ce crime, ni de sa part ni du côté de son père.

« 1o. De sa part; la férocité du caractère, l'audace, le luxe, la débauche, des dettes insolvables, des passions effrénées, voilà ce qui peut armer un fils d'un fer parricide. Sextus, et l'accusateur en convient, est doux et même timide, économe, de mœurs austères. Il n'a fait aucun emprunt; il vit tranquillement à la campagne, sans autre ambition que d'être un bon cultivateur.

« 2°. Du côté de son père, rien n'a pu lui donner l'idée d'un pareil attentat. Il aurait fallu qu'il en fût haï. Pourquoi Roscius n'aurait-il pas eu pour lui les sentimens de la nature? Cet homme n'a jamais été regardé comme un insensé; aurait-il pu sans folie haïr un fils irréprochable? Mais il le laissait à la campagne ? Est-ce donc une preuve d'aversion que de confier à son fils l'administration d'un riche domaine? et depuis quand est-on déshonoré chez les Romains pour se livrer aux travaux champêtres? Attilius n'ensemençait-il pas ses terres lorsqu'il fut proclamé consul? Mais Sextus

allait être déshérité? « Erucius, je vous le demande, s'écrie l'orateur, où sont vos preuves? Roscius a voulu déshériter son fils!... Pourquoi? Je ne le sais pas. L'a-t-il déshérité? Non. Qui l'en a empêché? Je l'ignore; mais il en avait le projet. Il en avait le projet? A qui l'a-t-il dit? A personne. « Intenter une accusation sans pouvoir donner de preuves, ni même de renseignemens, n'est-ce pas outrager la justice, les lois, les tribunaux? n'est-ce pas déclarer qu'on a été payé? Erucius, vous aimez l'argent, on le sait; mais vous deviez compter pour quelque chose la lettre dont la loi Remmia flétrit les calomniateurs1. »

« Il est démontré que Sextus n'avait aucune raison de tuer son père : donc il ne l'a pas tué. Mais, quand il l'aurait voulu, l'auraitil pu? Lui-même ? Il était à cinquante-cinq milles de Rome. Par d'autres? Quels sont ces assassins? des esclaves ou des hommes libres? De quels pays sont-ils ? D'Amérie? Nommez-les. De notre ville? Comment pouvait-il les connaître? Tout le monde sait que depuis plusieurs années il n'a pas quitté sa métairie. En quel lieu les a-t-il rassemblés? où s'est formé le complot? par quel moyen les a-t-il séduits ? avec de l'argent ? où l'a-t-il eu ? à qui l'a-t-il donné? par qui l'a-t-il donné? combien a-t-il donné? Erucius, vous gardez le silence; vous avouez donc que Sextus n'a pu ni voulu tuer son père.

«

Après avoir écrasé l'accusateur sous le poids de ces interrogations accumulées, Cicéron, dans la seconde partie de son discours, rejette le crime sur les deux parens de son client, et même sur Chrysogon, mais en conservant les plus grands ménagemens pour Sylla. Il attaque particulièrement celui des Roscius qui, sans doute à cause de ses attentats, avait été surnommé le Grand. Cet homme était pauvre avant l'assassinat, et son audace ne connaissait point de frein; il ne dissimulait ni sa cupidité ni sa haine pour Roscius; il était lié avec tous les scélérats qui vendaient leurs bras aux vengeances du dictateur. Il se trouvait à Rome lorsque le meurtre fut commis; dès le point du jour il fit partir un courrier pour en porter la nouvelle à son frère, avec ordre de la cacher à la femme et aux enfans de Roscius, qui demeuraient dans la même ville. Quatre jours après Chrysogon apprit aussi, par un de ses messagers, ce qui s'était

'La lettre K.

passé il se trouvait alors au camp de Sylla, sous les murs de Volaterre. Il se hâta de faire confisquer les biens d'un homme qui n'avait jamais été proscrit. Bientôt il s'appropria son héritage, et en abandonna une partie aux deux Roscius. Les juges peuvent-ils méconnaître encore les auteurs de l'assassinat1? »

Dans la troisième partie, entièrement dirigée contre Chrysogon, l'orateur attaque l'illégalité de la vente des biens, d'abord parce que Roscius n'avait point été proscrit, puis parce qu'elle avait eu lieu quatre mois après l'expiration du terme fixé par la loi relative aux proscriptions. L'orateur fait même entendre que cette vente n'a été que simulée. Enfin, s'enflammant d'une noble indignation, il s'élève contre les richesses odieuses et l'insolence de cet affranchi.

Cette troisième partie est incomplète.

Dans la péroraison, l'orateur, rempli du sentiment des malheurs publics, semble abandonner un instant la cause de Roscius pour parler au nom de l'humanité. Enfin il exhorte les juges à prononcer avec courage. Il ne demande point qu'ils punissent les spoliateurs des biens de son client, mais que du moins ils ne condamnent pas à la mort ceux que les assassins n'ont pu massacrer, et que le sanctuaire de la justice ne serve point d'asile aux brigands. Ne voyez-vous pas, leur dit-il, que l'on veut exterminer tous les enfans des proscrits; que les plus absurdes prétextes suffiront, et qu'on a choisi Sextus pour la première victime? Ne voyez-vous pas qu'on appelle sur sa. tête le glaive des lois, parce que les biens de son père ont été envahis par des hommes avides et cruels? Si vous ne réprimez pas ce dernier excès de la scélératesse, dans quels malheurs vous allez rejeter la république!

Ce discours, observe Desmeuniers, a de la chaleur et du mouvement. S'il n'offre pas beaucoup de tirades très-éloquentes, tout y est animé, clair, élégant et persuasif. L'orateur voulait exciter l'indignation; et, lorsqu'il raconte les crimes des accusateurs, même ceux de Chrysogon, il ne ménage point les termes, et fait preuve d'une énergie extraordinaire. Ses raisonnemens sont justes et pressans; les preuves s'accumulent avec vivacité, et éclaircissent tous les doutes.

1 Ici se termine le passage tiré des manuscrits de M. Gueroult.

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