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inexacte, fautive, altérée par des éditeurs. Mais cet heureux travail qu'il avait fait sur la traduction d'un ouvrage, artificiel dans son origine, et, chose unique, rendu naturel par la traduction, il a voulu le tenter, de prime abord, sur le plus naturel des écrivains, sur un écrivain vraiment simple, sur Hérodote.

Il s'est dit que le français de notre temps, et, en remontant plus haut, que le français de cour et d'académie n'était nullement propre, avec ses formules de politesse, sa pompe et sa bienséance, à rendre les libres récits, les tours irréguliers, et les paroles expressives du vieux historien de la Grèce; il s'est moqué de Larcher, qui a traduit Hérodote dans un français moderne selon lui, et, selon nous, d'aucune époque, idiome froid, insipide, sans date ni caractère. Partant de là, il a voulu opposer notre naïveté refaite à la naïveté d'Hérodote, notre gaulois à son grec; et, comme il possédait Rabelais, Comines et tous nos vieux auteurs, il a mis Hérodote en leur langue, prenant non pas seulement les vives allures de leur langage, mais imitant jusqu'à leurs entorses, et, s'il faut le dire, boitant comme eux. Hérodote, disait-il, a

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peint le monde encore dans les langes: son style dut avoir, et, de fait, a cette naïveté bien souvent un peu enfantine, que les critiques appelèrent innocence de <«< la diction, unie avec un goût du beau et une finesse « de sentiment qui tenait à la nation grecque. »

Cela est très-bien dit, mais ne conclut pas; car notre moyen âge, et notre langue et nos mœurs d'alors n'ont

rien de semblable. Les temps décrits par Hérodote, les temps où il vivait et dont il dépose par ses récits, et plus encore par son langage, étaient simples, peu cultivés même, dans le sens moderne; mais ils étaient poétiques : les nôtres étaient barbares; nulle liberté, peu de grandeur, une rusticité bourgeoise, et non cette belle simplicité qui respire dans les pages d'Hérodote.

Voyons les faits je sais bien qu'à la place Maubert, le cordelier Jean Petit, monté sur un tréteau, les grands et le peuple assemblés, prononçait une longue harangue, entremêlée de mots latins, pour justifier l'assassinat du duc d'Orléans, le tout dans un jargon digne de sa logique. Mais cela peut-il me donner quelque idée de cette assemblée de la Grèce aux plaines d'Olympie, de cette fête du patriotisme et de la poésie, où, parmi les courses de chars, les jeux, les hymnes, Hérodote vient réciter aux Grecs les livres de son histoire, qu'ils applaudissent avec transport, et qu'ils nomment du nom des muses? A cette fête, un jeune homme jeté dans la foule se fait remarquer, dans l'ivresse commune, par son ardeur, et les larmes qu'il verse en écoutant l'historien de la Grèce; quelqu'un lui dit alors : « Fils d'Oluros, <«<et toi aussi, tu seras grand, puisque tu répands de si « nobles larmes. » Ce jeune homme devint Thucydide. Je voudrais bien savoir si, au pied de l'échafaud où déclamait le cordelier Jean Petit, il y avait quelque historien ou quelque orateur qui reçût l'enthousiasme en l'écoutant. Monstrelet ou le religieux de Saint-Denis

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ont-ils jamais eu spectacles pareils à ceux de la Grèce ? et leur langage, fût-il vrai pour nous, peut-il être bon pour traduire Hérodote?

Sans doute la langue courtisanesque du grand siècle, quoiqu'elle soit assez fière dans Pascal, dans Corneille et dans Bossuet, n'est pas très-conforme aux mœurs du moyen âge de la Grèce. Mais notre moyen âge, avec sa grossièreté bourgeoise, ses serfs, ses corporations de métiers, ses hommes d'armes et son commun peuple, ses savants et ses tribunaux qui parlaient latin, n'est pas fait non plus pour rendre le langage simple mais poétique, les tournures élégantes et pittoresques d'un historien formé par Homère, et qui forma Thucydide.

Ce n'est pas sans doute qu'il n'y ait dans quelques monuments de notre vieille histoire de précieuses couleurs que l'on pourrait assortir, pour rendre quelques traits du pinceau des Grecs. Nos temps barbares ont eu leur poésie; car ils ont eu leur merveilleux. Joinville et Froissart sont des poëtes à leur manière, et ont plus d'un rapport avec Hérodote; ils racontent ce qu'ils ont vu, ou ce qu'on leur a conté; ils n'ont rien derrière eux; ils ne savaient que leur langue, et avaient échappé au latin. Froissard surtout est admirable dans son langage, moins vieux que son temps, et plein d'expressions si justes et si vives, qu'elles ne passeront pas; sa vie aventureuse, son servage à la cour des princes, ses courses lointaines l'ont élevé au-dessus des habitudes étroites du clerc qui vivait dans son cloître, ou de l'échevin qui restait dans sa

ville; il a voyagé comme Hérodote, pour voir et pour faire des récits. En route, et conduisant deux lévriers au seigneur de Foix, il s'est enquis près du chevalier Espaing du Lions, comme Hérodote s'enquérait près du grand prêtre de Memphis. Son principal récit est, comme dans Hérodote, celui d'une grande invasion; il a ses héros, et, non moins impartial que l'historien grec, il les prend dans les deux partis : le Prince Noir, Talbot, Clisson, Duguesclin, Charles V.

Hérodote commence son histoire avec une sorte de simplicité poétique et majestueuse, à peu près en ces mots : « Hérodote d'Halicarnasse raconte ainsi les re«< cherches qu'il a faites, afin que les actions des hommes « ne s'oublient pas dans la durée du temps, et que les « œuvres grandes et merveilleuses accomplies, les unes « par les Grecs, les autres par les Barbares, ne restent « pas sans gloire. » Le chroniqueur français dit avec plus de vivacité : « Pour tous nobles cœurs encourager, « et leur montrer exemple en matière d'honneur, je, «sire Jean Froissard, commence à parler. » Puis il raconte, avec cet agréable babil du moyen âge, comment il est venu au monde en même temps que les faits et aventures, et y a toujours pris grande plaisance, plus qu'à autre chose; comment les grands seigneurs, ducs, comtes, barons et chevaliers de quelque nation qu'ils fussent, l'aimoient et le voyoient volontiers, etc.; et comment à leur côté il a recherché la plus grande partie de la chrétienté.

Hérodote, dans le second livre de son histoire, faitintervenir les prêtres d'Héliopolis, qui lui racontent les traditions de l'Égypte; il paraît prendre lui-même quelque chose de la gravité mystérieuse de ceux qu'il a consultés « Ce qu'ils m'ont appris, dit-il, sur les choses divines, je n'ai pas l'intention de le publier, hormis les « noms des dieux, parce que je crois que tous les hommes « en sont également instruits. Quant à ce que je pour«rais dire des dieux mêmes, je ne le dirai qu'entraîné « par le discours.

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Les témoins de Froissard sont moins imposants, et son récit plus familier; il vous dit : « Or advint qu'un écuyer d'Angleterre, ayant vu le livre que j'avois présenté au «< roi, imagina, comme je vis par ses paroles, que j'étois « un historien. Messire Jehan, avez-vous point encore trouvé, en ce pays, et la cour du roi, qui vous ait dit « ni parlé du voyage que le roi a fait, en cette saison, en

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Irlande, et la manière comment quatre rois d'Irlande

« sont venus en obéissance du roi d'Angleterre? et je répondis, pour mieux avoir matière de parler : Nenny.

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Et je vous le dirai, dit l'écuyer, afin que vous le mettiez en mémoire perpétuelle, quand vous serez re« tourné en votre pays, et que vous aurez le loisir et la plaisance de ce faire. De cette parole, je fus tout réjoui, « et répondis: Grand merci. Lors commença le chevalier « de parler, et dit.... »

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Il est inutile de multiplier les exemples, pour montrer que cet enjouement de troubadour, cette insouciance

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