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d'être un parvenu plein de suffisance, une corneille parée des plumes d'autrui, et de se croire le seul ébranlescène du pays. Ces paroles satiriques de Robert Greene, qui mourut la même année, font supposer que Shakspeare, comme acteur et comme poëte, avait déjà réussi. Shakspeare, fort blessé de cette attaque, se plaignit amèrement d'un poëte nommé Chetle, qui s'était fait l'éditeur du pamphlet posthume de Greene; et il en obtint des excuses, qui sont assez remarquables. « J'ai apprécié moi-même, dit Chetle, ses manières, non moins civique son talent est supérieur ; et des personnes consi« dérables m'ont parlé de la droiture de ses procédés, qui « atteste son honnêteté, et de sa grâce facile, qui prouve « son art. » Shakspeare, toutefois, en publiant, l'année suivante, un poëme de Vénus et Adonis, appelle cet ouvrage le premier-né de son imagination, soit qu'il attachât peu de prix à sa part de travail dans des drames anonymes, soit plutôt qu'avant ce travail, et pour s'y préparer, il eût composé depuis quelques années le poëme dont il offrait alors la dédicace à lord Southampton, l'un des plus aimables seigneurs de la cour galante d'Élisabeth.

L'année suivante, Shakspeare dédiait encore à ce seigneur son poëme de Lucrèce, aussi sévère que l'autre est libre, mais empreint également d'élégance et d'affectation italienne. Un recueil de quelques sonnets mythologiques, et d'autres vers d'amour publiés sous le titre du Pèlerin passionné, semblent compléter ces premières études poétiques de Shakspeare, qui furent entremêlées

ÉTUDES DE LITT.

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sans doute à la composition de ses plus anciennes pièces : Périclès, la Peine d'Amour perdue, les trois parties de Henri VI, et les deux Gentilshommes de Vérone.

On remarque, en effet, un rapport, une affinité entre ces premiers drames et les poëmes de Shakspeare, pour l'emploi fréquent de la rime et pour certaines formes de style. Le poëme d'Adonis respire cette afféterie voluptueuse, ces grâces maniérées qui dans Roméo et Juliette se mêlent encore à une passion ravissante. On y sent l'inspiration de Fairfax et de Spenser, et un effort souvent habile pour transporter dans une langue du Nord quelque chose de la douceur et du charme de la langue italienne. Le poëme du Ravissement de Lucrèce, sans être moins mêlé de faux goût, marque un progrès de force et de gravité dans le langage; et il est à remarquer que ces deux ouvrages furent les premiers titres de la gloire naissante de Shakspeare. A cette époque, et longtemps après, Shakspeare, dans la liberté d'une vie obscure, livré sans doute aux goûts de son âge et de sa profession, répandit souvent les sentiments de son cœur dans des Sonnets recueillis plus tard, mais qui dès lors étaient fort lus et fort admirés des sociétés du temps. Il essayait cette forme poétique sur l'heureux modèle que lord Surrey avait emprunté naguère à l'Italie.

Il faut lire ces sonnets, pour juger l'art savant de langage que Shakspeare mêlait à sa rudesse. Le plus grand nombre est adressé à lord Southampton. Ce jeune seigneur, à peine âgé de vingt-trois ans, et célèbre par ses

grâces chevaleresques, comme plus tard il le fut par son courage et sa fidélité à l'infortuné comte d'Essex, était alors exposé à la tendresse jalouse ou au caprice impérieux d'Élisabeth, qui lui interdisait la main de miss Varnon, belle et noble Anglaise dont il était aimé. Il semble que Shakspeare, protégé par lord Southampton, n'était pas seulement pour lui un chantre reconnaissant, un admirateur idolâtre, mais qu'avec ce langage de tendresse mystique alors autorisée, il entra dans les secrets du cœur de son jeune patron, en le pressant de se marier au nom de la gloire de sa maison 1, et par les douces images de la famille et de la paternité. Southampton suivit ce conseil que lui donnait son amour. Il épousa miss Varnon, au prix de quelques mois de prison qu'Élisabeth irritée fit subir aux deux amants. Nulle allusion à cette disgrâce dans les vers de Shakspeare; mais il continua ses sonnets au jeune lord, sur un ton de tendresse humble et passionnée, quelquefois si étrange, qu'on a cru y reconnaître l'expression d'un amour mystérieux pour Élisabeth, cachée sous le nom de Southampton. Gette supposition de commentateur

a Who lets so fair a house fall to decay,
Which husbandry in honor might uphold,
Against the stormy gusts of Winter's day,
And barren rage of death's Eternal cold?

You had a father: let your son say so. »

Sonnet XIII.

que tant de choses démentent, et qui s'accorde si mal avec la prison du jeune lord à cette époque, n'est nullement nécessaire pour expliquer l'exagération sentimentale du poëte: c'était une imitation de Pétrarque, une élégance platonique empruntée à l'Italie, un langage convenu, auquel seulement Shakspeare a mêlé parfois des traits de sensibilité profonde et des retours mélancoliques sur lui-même. On voit que la plupart de ces sonnets se rapportent aux premiers temps de sa carrière, lorsqu'il luttait contre le malheur et l'humiliation de son état. C'est ainsi que s'adressant à Southampton il lui dit en vers élégants:

1

« Comme un père décrépit 1 prend plaisir à voir son « enfant agile faire des actions de jeune homme, ainsi "moi, rendu boiteux par l'opiniâtre rancune du sort, je tire ma consolation de ton mérite et de ta constance.

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1

« As a decrepit father takes delight

To see his active child do deeds of youth,
So I, made lame by fortune's dearest spite,
Take all my comfort of thy worth and truth;
For whether beauty, birth, or wealth, or wit,
Or any of these all, or all, or more,

Entitled in thy parts do crowned sit,

I make my love engrafted to this store:

So then I am not lame, poor, nor despis'd,

Whilst that this shadow doth such substance give,

That I in thy abundance am suffic'd,

And by a part of all thy glory live. »

Sonnet XXXVII.

« Beauté, naissance, richesse, esprit, que chacune de « ces choses, ou que toutes ensemble, et plus encore, «forment ton attribut et soient couronnées en toi! J'at«< tache et je greffe mon amour sur ce trésor; et alors je « ne suis plus estropié, pauvre, ni méprisé. L'illusion « me donne une telle réalité, que dans ta richesse je << trouve ce qui me suffit, et que d'une part de ta gloire je vis. »

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Un mot pris à la lettre, dans ces vers, a fait croire que le poëte était boiteux, et se plaignait d'une infirmité naturelle ajoutée pour lui aux maux de la fortune et de l'opinion. Mais un autre passage peu remarqué de ces mêmes sonnets ramène encore la même expression dans un sens évidemment figuré. « Dis que tu m'as aban«< donné pour quelques fautes, écrit-il à son ami 1; et « j'appuierai moi-même le reproche. Parle de mon infirmité; et aussitôt je boiterai, n'ayant pas de défense «< contre tes raisons. »

་་

Shakspeare trouvait dans le jeune lord non-seulement une protection libérale, mais des conseils utiles à son talent. «Sois, lui dit-il, fier de mes écrits 2; ils sont

1

Say that thou didst forsake me for some fault,

And I will comment upon that offence:

Speak of my lameness, and I straight will halt,

Against thy reasons making no defence. »

Sonnet LXIX.

« Yet be most proud of that which I compile,
Whose influence is thine, and born of thee;

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