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VIES

DES PRINCIPAUX POËTES

ANGLAIS

Cet Essai, publié il y a quinze ans, et plusieurs fois réimprimé, a été traduit en anglais par le docteur Drake, l'homme qui a le mieux étudié la vie, le génie et l'époque littéraire de Shakspeare. Encouragé par cette approbation, l'auteur, profitant des remarques de son célèbre traducteur, et de quelques recherches récentes du savant Collier, a cru devoir corriger et étendre son premier travail : il en a fait un ouvrage plus complet, et en grande partie nouveau, qu'il offre aux admirateurs étrangers et nationaux du poëte anglais.

SHAKSPEARE.

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La gloire de Shakspeare parut d'abord en France un paradoxe et un scandale. Plus tard, elle menaça presque la vieille renommée de notre theâtre; et aujourd'hui elle la partage, dans l'opinion de beaucoup de juges éclairés. Cette révolution du goût fait supposer sans doute une connaissance plus répandue, une étude plus attentive de la langue et des ouvrages du poëte anglais; mais elle tient surtout aux changements de l'état social et des mœurs. Les grandes choses que nous avons souffertes et vues depuis un demi-siècle, la chute de l'ancien ordre et de l'ancienne élégance, nos tragédies royales et domestiques, plus terribles que celles du théâtre, nos frénésies populaires, la dureté de la guerre et de l'empire, et enfin la rudesse toujours inséparable d'un peu de démocratie, nous ont successivement préparés à mieux comprendre, à goûter davantage le génie extraordinaire de Shakspeare. Et cela soit dit en général, à part les engouements des artistes imitateurs, et les admirations par système et par théorie, qui n'ont jamais qu'une in

fluence assez bornée. Hors de ce cercle, il est incontestable que le progrès de la liberté moderne, qui nous éloigne si fort du moyen âge, nous a donné cependant une plus vive intelligence de sa littérature énergique et sans frein. Shakspeare, qui est le couronnement du moyen âge, qui en reproduit avec tant de force l'imagination et la barbarie, devait gagner à cette disposition nouvelle, choquer moins, plaire davantage, subjuguer d'abord les esprits par la grandeur de ses créations irrégulières, et enfin leur laisser une admiration sérieuse et durable.

Voltaire a tour à tour appelé Shakspeare un grand poëte et un misérable farceur, un Homère et un Gilles. Dans sa jeunesse, revenant d'Angleterre, il rapporta son enthousiasme pour quelques scènes de Shakspeare, comme une des nouveautés hardies qu'il introduisait en France quarante ans plus tard, il prodigua mille traits de sarcasme à la barbarie de Shakspeare; et il choisit particulièrement l'Académie, comme une sorte de sanctuaire, pour y fulminer ses anathèmes. Je ne sais si l'Académie serait aujourd'hui propre au même usage; car les révolutions du goût pénètrent dans les corps littéraires, comme dans le public. Voltaire se trompait, en voulant ravaler le génie de Shakspeare; et toutes les citations moqueuses qu'il entasse ne prouvent rien contre l'enthousiasme que lui-même avait partagé. C'est dans la vie, le siècle et l'originalité native de Shakspeare, qu'il faut chercher, sans système et sans humeur, la

source de ses fautes bizarres, et du grand caractère de ses drames et de sa poésie.

Shakspeare (William) naquit le 23 avril 1564, à Stratford sur Avon, petite bourgade de douze ou quinze cents âmes, dans le comté de Warwick. On ne sait rien avec certitude sur les premières années de cet homme si célèbre; et, malgré les recherches minutieuses de l'érudition biographique, excitée par l'intérêt d'un si grand nom et par l'amour-propre national, les Anglais n'ont recueilli que peu de détails sur sa vie. On n'a pu, même chez eux, déterminer bien nettement s'il était catholique ou protestant; et on y discute encore sur la question de savoir s'il n'était pas boiteux, comme le plus fameux poëte et comme le premier romancier anglais de notre siècle.

Il paraît que Shakspeare se trouva le fils aîné d'une famille de dix enfants. Son père, occupé d'un commerce de laines, avait successivement rempli dans la corporation de Stratford les fonctions d'alderman et celles de grand-bailli, jusqu'au moment où des pertes de fortune lui firent abandonner une charge honorifique dont il n'était plus en état de payer les frais. D'après une autre tradition, il joignait à son commerce de laines l'état de boucher; et le jeune Shakspeare, brusquement rappelé de l'école publique de la ville, où ses parents ne pouvaient plus le soutenir, fut employé de bonne heure aux travaux les plus durs de cette profession. S'il faut en croire un témoignage contesté, lorsque Shakspeare était

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