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que saint Ambroise me semble fort mesquin, lorsque, dans un mouvement de colère, il s'écrie, en foulant aux pieds le volume de Perse: Puisque tu ne veux pas étre compris, reste là! Saint Jérôme est plus violent encore; il jette au feu les satires du poëte stoïcien, et fait cette mauvaise pointe: Brúlons-les, pour les rendre claires. Suivant les expressions d'Heinsius, Perse est un enthousiaste, un maniaque, qui rend ses oracles dans l'antre de Trophonius. Ces hommes illustres n'ont pas voulu comprendre que le disciple du sage Cornutus s'attaquait à Néron lui-même dans presque toutes ses satires, et qu'il s'environnait à dessein d'un nuage, pour échapper à la vengeance de l'empereur.

Quant à Juvénal, il me charmait à l'égal de Tacite. Son indignation mâle et vertueuse me semblait le cri d'un noble cœur, et non pas la monotone hyperbole, l'éloquence déclamatoire d'un rhéteur en chaire. Si notre Boileau Despréaux eût traversé tout le règne sanglant et sombre d'un tyran comme Tibère; s'il eût vu sa patrie sans défense, en proie aux fureurs d'un Caligula, et gouvernée treize ans par un Claude imbécile, ou plutôt par une empoisonneuse et une prostituée, il n'eût certainement pas reproché à Juvénal l'excès de sa mordante hyperbole. Boileau pouvait chanter, comme Horace, au milieu d'une cour brillante et polie, dans un temps de paix ou de victoires; il pouvait laisser dormir au fourreau le glaive de la satire, et ne poursuivre de ses quolibets railleurs que les poëtes affamés. Mais ce Juvenal, dont les premiers et les derniers regards ne virent que du sang et des larmes, pouvait-il faire autrement que d'invoquer Némésis au lieu d'Apollon?

J'avoue qu'il y a dans cet admirable poëte, au cœur si chaleureux et si pur, quelques pages d'un coloris trop énergique, d'une crudité parfois révoltante: mais, en peignant des horreurs dont frémit la nature, Juvénal a voulu que le vice luimême ne pût se voir sans dégoût et sans frayeur dans ces tableaux épouvantables. Saint Chrysostome dit, en parlant de ces courageux écrivains qui démasquent toutes les infamies, toutes les turpitudes, pour les flétrir: « Ce sont des hommes

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intrépides, qui n'ont pas peur de souiller leurs mains quand il faut panser des ulcères. »

Tous ces passages si difficiles à rendre en français d'une manière supportable, je n'ai pas cru devoir les modifier sensiblement; je n'avais pas le droit de les supprimer. La neuvième satire est la seule où mon courage de traducteur m'ait abandonné pour reproduire deux vers tellement obscènes, que plusieurs commentateurs les regardent comme étrangers à Juvénal. N'oublions pas que c'est Juvénal qui a dit :

Maxima debetur puero reverentia.

Maintenant je dois avouer, au risque d'égayer fort certaines gens qui s'imaginent que l'improvisation est la loi littéraire de notre siècle, je dois avouer que ces deux traductions m'ont coûté près de quinze années de travail. Cet aveu pourra sembler burlesque à quelques-uns; mais ceux qui ne sont pas étrangers complétement à ce genre d'études m'écouteront sans doute avec moins de surprise ou d'hilarité. J'ai fait trois traductions successives de Juvénal et de Perse la première, en vers blancs, afin de ne subir en aucune façon l'esclavage de la rime, la seconde, vers pour vers, avec des enjambements et des rejets, à la manière du latin; la troisième, fort exacte, mais ne comptant plus trop minutieusement les vers de l'original. Cette troisième traduction est celle que j'offre au public. Je l'ai faite avec amour et conscience.

J'ai lu presque toutes les traductions en vers français de Juvénal et de Perse. Quelques-unes m'ont paru très-estimables, au moins en partie; mais, je le répète, je n'y ai vu que des imitations, à commencer par les ébauches poétiques de Thomas. Une traduction restait à faire.

MM. Raoul, Favre de Narbonne et le baron Méchin ont donné de Juvenal les meilleures traductions en vers; toutes celles qui leur sont antérieures méritent à peine d'ètre nommées. Mais, parmi les plus récents traducteurs de Perse, il faut distinguer MM. Théry et Desportes, qui n'ont rien de commun avec leurs devanciers. Le style de M. Théry est d'une grande concision,

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il rend très-souvent vers pour vers; mais son coloris n'est pas toujours assez vif, sa rime accuse parfois un peu de négligence. M. Auguste Desportes est un plus habile versificateur; sa phrase est nombreuse et poétique, son vers pittoresque et châ– tié; néanmoins, peut-être abuse-t-il un peu trop de la période pour rendre le style incisif et heurté de Perse. Je sais que la critique d'un rival est à bon droit suspecte; mais il me semble que M. Desportes, en traduisant à la manière du poëte anglais Dryden (1), renonçait par cela même à reproduire exactement la physionomie de Perse, qui est le plus concis, le plus bref de tous les poëtes. Cette prolixité, que rien ne justifie, est le seul défaut que je reproche au consciencieux travail de mon prédécesseur.

Mes deux traductions, complétement achevées depuis plusieurs années, ont subi bien des changements successifs, bien des améliorations notables, même pendant le cours de l'impression. Pour une œuvre aussi difficile, les conseils m'étaient nécessaires : j'ai soumis ce volume, vers par vers, aux juges qui m'ont paru les plus compétents. Je puis dire, à défaut de tout autre mérite, que, jusqu'au dernier moment, je me suis toujours efforcé d'améliorer un travail qui est le plus important de tous ceux que j'aie encore entrepris, de tous ceux que j'entreprendrai peut-être. Ce livre, où j'ai englouti sans regret une partie de mon existence, n'a rien de commun avec les spéculations de librairie, avec la littérature facile, que j'ai pratiquée comme tant d'autres qui valent mieux que moi; ce livre n'est point fait pour la foule, mais pour deux ou trois cents personnes qui s'occupent encore en France des questions d'art et de poésie.

Je ne quitterai point la plume sans remercier du fond du cœur, et tous ensemble, les amis, les confrères qui m'ont aidé de leur expérience, et particulièrement M. Auguste Maquet, ce jeune et brillant poëte, qui joint à l'imagination féconde du

(1) La traduction de Perse, par Dryden, est fort estimée, bien qu'elle donne toujours au moins deux vers anglais pour un vers latin.

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romancier la solide érudition de l'antiquaire et de l'helléniste : tout le monde sait que M. A. Maquet est le collaborateur inépuisable du plus charmant conteur de notre époque, M. Alex. Dumas.

Mais c'est à M. Ambroise-Firmin Didot que je dois la plus vive reconnaissance. L'honorable traducteur de Thucydide m'a continuellement secondé, dans mon travail, avec une obligeance infatigable et charmante. Il y a tel passage et tel vers, dans ma traduction de Juvénal, que M. Didot pourrait en quelque sorte réclamer comme siens. Le texte offrait-il un sens douteux, mal éclairci par les commentateurs? fallait-il rendre suffisamment intelligible une coutume ancienne, un détail de mœurs qui aurait eu besoin de longues notes explicatives? j'interrogeais sans façon mon savant éditeur, qui me tirait toujours d'embarras. Enfin, si ma traduction est la plus fidèle, la plus scrupuleusement exacte de toutes les traductions en vers de Juvénal faites jusqu'à ce jour, c'est encore à M. Didot que j'en suis redevable : grâce à lui, je n'ai omis aucun détail, aucun trait du tableau ; je n'ai laissé dans l'ombre rien de significatif ou d'important.

C'est une consolation, c'est un bonheur, dans notre siècle de prosaïsme et d'insouciance, qu'il se rencontre encore, de temps à autre, quelques hommes d'intelligence et de cœur assez dévoués à la littérature pour lui consacrer tout ensemble et leurs travaux et leur fortune. M. Ambroise-Firmin Didot est un de ces hommes généreux : fidèle aux traditions de ses illustres prédécesseurs, les Robert et Henri Estienne, il élève à grands frais un monument durable et magnifique, où l'Antiquité grecque revit tout entière, grâce aux admirables traductions latines dont il pourrait dire, comme le héros de Virgile :

Harum pars magna fui.

TRADUCTIONS EN VERS

DE JUVENAL ET DE PERSE.

Quatre Satires de Juvenal, translatées du latin en vers françois, par Michel d'Amboyse; Paris, J. Longis, 1544, in-8°.

Les Satires de Juvénal, en vers françois, avec un discours de la satire, par Denys Challine, advocat; Paris, Edme Pepingué, 1653, in-12. Les Satires de Juvénal, en vers burlesques, par Colletet; 1657, in-12. Les Satires de Juvénal, en vers françois, traduites par le président Nicole; Paris, 1669, in-8°.

Les Satires I, II, XV, de Juvénal, traduites en vers français par M. Taillade d'Hervilliers, et précédées d'une traduction en vers des Satires de Perse; chez Nyon, à Paris, 1776, in-8°.

Les Satires de Juvénal et de Perse, traduites en vers par Dubois-Lamolignière; 1800, in-8".

Les IVe et X Satires de Juvénal, traduites en vers français par A. de la Ch.***; in-8°; Paris, Firmin Didot, 1811.

Satires de Juvénal, traduites en vers français par L.-V. Raoul; Meaux, 1811.

Satires de Juvénal, traduites en vers français par M. le baron Méchin; P. Didot, Paris, 1817, in-8°.

Les VII, Xe et XIVe Satires de Juvénal, traduites en vers français par U.-E. Bouzique; Paris, 1825, in-8°.

Satires de Juvenal, traduites en vers français par V. Favre de Narbonne ; Paris, 1825, 3 vol. in-8°.

(La satire des Vœux et l'épisode de Messaline, dans la VIo satire, ont aussi été traduits en vers par Thomas.)

Les traductions en vers des Satires de Perse ne sont guère moins nombreuses. La plus ancienne est d'Abel Foulon; Paris, 1444, in-8°. Celle de Lenoble date de 1704. Enfin, après une foule d'essais plus ou moins informes, arrive la traduction de M. Raoul, en 1812. Les deux plus récentes, et, sans aucune comparaison, les meilleures, sont dues, l'une à M. Théry (1827, in-12); l'autre à M. Auguste Desportes (Hachette, 1841, in-8°).

Le texte que nous avous adopté pour Juvénal est, à quelques variantes près, le même que dans l'édition de G.-Alex. Ruperti, publiée à Leipsig en 1801. Nous avons toutefois profité des modifications introduites par le savant Achaintre. Pour le texte des Satires de Perse, c'est la collection Lemaire et l'excellente édition d'Achaintre (Firmin Didot, 1812), qui nous ont principalement servi.

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