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a donné naissance à celui qui règne aujourd'hui dans presque tous les tribunaux d'Europe, et à ce titre il mérite de notre part une attention sérieuse.

Du reste, et ce caractère du génie romain reparaît en toutes leurs institutions, ce ne fut point brusquement et à la façon des codes modernes que ces systèmes s'entre-succédèrent. La réforme fut la consécration légale d'usages établis jour à jour et par le progrès du temps d'exceptionnels devenus généraux. Au travers de ces changemens successifs on ne peut méconnaître en effet l'influence des legis actiones sur la procédure formulaire, et l'on rencontre plus d'un souvenir des anciens judicia ordinaria dans la forme nouvelle qui les remplaça.

IV. Le caractère scientifique de ces révolutions de la procédure romaine a été fort bien saisi par les savans qui dans ce siècle se sont occupés de cette intéressante question, et il y a peu de chose à faire après les travaux de Zimmern d'Heffter et de Muhlenbruch; mais il reste à déterminer le caractère politique de ces institutions, et sur ce point le livre de Bethmann-Hollweg', quelque remarquable qu'il soit, n'a point donné le dernier mot. Essayons de tracer un imparfait crayon de ce grand tableau; aussi bien les grands. principes d'équité de la jurisprudence romaine étant passés depuis longtemps dans les législations modernes et devenus comme le fond commun de nos codes, l'aspect politique de la législation romaine est certainement aujourd'hui le côté le plus curieux de ce grand monument et, j'ose le dire, le plus immédiatement utile. Quoique jusqu'à ce jour l'organisation de nos tribunaux n'ait donné lieu qu'à un petit nombre de plaintes et que l'institution soit généralement acceptée, néanmoins et sans une grande clairvoyance, il est aisé de prédire qu'avant un temps peu éloigné, la démocratie, maîtresse du principe de notre gouvernement, réalisera dans les

'Gerichts verfassung und Prozess des sinckenden Ræmischen Reichs, Bonn, 1834.

institutions secondaires un triomphe désormais incontesté dans les régions supérieures. Au premier rang parmi ces institutions se rencontre l'organisation judiciaire, car nulle n'intéresse à un plus haut degré la liberté politique, et l'on se demandera certainement si, telle qu'elle est aujourd'hui, cette organisation s'accorde parfaitement avec le principe nouveau de la constitution. Alors se réveilleront des questions remuées jadis par nos pères dans les premiers jours de la Constituante, questions qui, pour être restées quarante ans sous la cendre, ne se sont pas éteintes et qui se ranimeront avec une ardeur et une vivacité plus grandes que jamais. Infailliblement on se demandera si ce grand corps de la magistrature, permanent, irresponsable, et qui se recrute, à la façon des aristocraties, parmi un petit nombre de familles privilégiées, sans garantie de capacité ni de travail, ne peut pas être dans un pays libre une gêne pour le gouvernement, un danger pour les citoyens. On se demandera si dans un pays libre le citoyen ne doit pas avoir une part à la nomination du juge civil, soit par une élection générale, comme est celle des juges commerciaux, soit par un droit spécial de récusation accordé à la partie intéressée, comme cela a lieu dans le jugement par jurés, et alors on débattra nécessairement l'institution d'un jury civil. Il est encore une question qui appellera les réflexions les plus sérieuses l'appel est-il l'élément nécessaire d'une bonne justice, ou n'est-ce pas au contraire une institution d'origine féodale, qui ne se soutient comme tant d'autres que par l'empire de la coutume? L'appel, supprimé sans inconvénient dans les procès criminels et dans les procès de la presse, là où, ce semble, il serait nécessaire, puisque ce n'est point de trop de discuter à deux fois des questions où la liberté et la vie même sont en jeu, l'appel sera-t-il maintenu dans les procès civils, où son utilité est douteuse et son danger certain? N'est-ce pas une voie judiciaire qui éternise les procès et frappe les tribunaux inférieurs d'un discrédit fatal ? Et n'introduit-elle pas la

hiérarchie là où elle ne devrait jamais exister? Si l'on veut que le magistrat soit respecté, il faut que sa sentence soit infaillible; c'est une vérité parfaitement comprise autrefois par les Romains, de nos jours par les Anglais et les Américains. Quelle que soit la solution, ces questions et d'autres encore seront prochainement soulevées, et si nous demandons alors à l'histoire des leçons, des conseils, une décision peut-être, Rome nous présentera le plus excellent modèle d'un pays libre, où le pouvoir judiciaire, organisé conformément au principe de la constitution, a atteint son plus parfait développement. Nous aurions mauvaise grâce à rejeter cet enseignement, car si l'imitation servile de l'antiquité a amené en politique des résultats absurdes ou désastreux, l'expérience des générations passées ne doit cependant pas être perdue pour nous, et pour ma part je suis convaincu qu'une observation patiente de l'antiquité, faite du point de vue tout nouveau où nous place notre condition politique et sociale, est l'étude la plus profitable que puisse faire tout homme que préoccupent les destinées du pays. Pour éclairer l'avenir, je ne sais pas de meilleur flambeau que le passé.

V. A Rome, les rois d'abord, puis après les rois, les consuls, puis enfin les préteurs eurent en partage l'administration de la justice; mais encore bien que le préteur eût la principale charge de la juridiction, néanmoins les autres magistrats, tels que les consuls, les censeurs, les édiles, avaient également dans leurs attributions le droit de rendre la justice en certains cas déterminés. C'est qu'à Rome on ne distinguait pas, comme on fait chez les modernes, le pouvoir judiciaire du pouvoir administratif, et tout au contraire les Romains faisaient de la juridiction un attribut de la puissance administrative. Cette confusion de pouvoirs s'explique aisément dans une démocratie; dans cette forme de gouvernement, point d'hiérarchie, point de subordination; chaque magistrat est indépendant et souverain dans ses fonctions,

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sauf sa responsabilité devant le peuple. Établir un pouvoir judiciaire distinct du pouvoir administratif est une idée moderne et d'une application fort délicate, l'un de ces pouvoirs prenant nécessairement le dessus en certains points; à Rome républicaine on n'eut jamais une telle pensée. Deux pouvoirs subordonnés eussent été considérés comme un danger pour la constitution dans une république où toute hiérarchie de pouvoirs était regardée comme un degré vers le pouvoir d'un seul.

VI. A l'origine, ces premiers magistrats terminaient probablement par eux-mêmes le différend porté devant eux sans renvoyer à un judex l'examen de l'affaire. Cicéron semble le dire ainsi, et Denys nous affirme que Servius fut le premier qui institua des judices pour les affaires civiles. Mais sous la république il en fut autrement, et il faut avant tout se faire une nette idée de ce qu'était le magistrat romain. Le magistrat n'était point un juge; il ne touchait point directement aux intérêts privés, c'était l'administrateur et le dispensateur de la justice. Devant lui comparaissaient les parties pour se choisir librement un juge et pour obtenir une formula qui fût pour ce juge une règle de conduite; le magistrat consacrait le choix des parties et leur octroyait la formule; mais là se bornaient ses fonctions, là finissait la procédure in jure, et l'instance nouvelle qui allait s'ouvrir, le judicium, n'était plus de son ressort. Dans cette sphère, le juge, sauf l'observation de la formule, était indépendant du magistrat, car son pouvoir, le juge le tenait plutôt du libre choix des parties que de la consécration du préteur; et son rôle était moins celui d'un officier public que celui d'un arbitre.

CIC., Rep., v. 2. DENYS, IV, 25.

2 CIC., pro Quint,, c. 9. Illud etiam restiterat, quod hesterno die fecerunt ut le (Aquilius le juge) in jus adducerent, ut nobis quamdiu diceremus, præstitueres, quam rem facile a prætore impetrassent nisi tų quod esset tuum jus et officium, partesque docuisses,

VII. Ce privilége de la liberté romaine, de n'être jugé que par un judex librement élu par les parties, était aussi ancien que la république, et il resta le caractère principal de l'organisation judiciaire longtemps après que la république eut cessé d'exister. En un seul cas la loi remettait la décision à un véritable tribunal, c'était lorsque la propriété quiritaire, et par conséquent l'intérêt de l'État, était en jeu; c'étaient alors les centumvirs qui jugeaient; mais ce tribunal offrait la plus sûre garantie d'indépendance, car les centumvirs étaient nommés par les tribus.

Le juge ayant le caractère d'un arbitre, il n'y avait point d'appel de sa décision. Il n'y avait point non plus d'appel du magistrat, car le magistrat n'avait point de supérieur. Cette mesure, qui nous est si familière, était tout à fait étrangère aux Romains, et il ne faudrait pas confondre avec l'appel le veto par lequel un collègue du magistrat paralysait immédiatement l'instance introduite; ce pouvoir rival empêchait la procédure, mais ne la réformait pas, car le tribun et le consul n'étaient point hiérarchiquement des magistrats supérieurs au préteur de Rome; et le préteur avait également le droit de paralyser par son veto les décisions du consul. L'appel n'est possible que dans une forme de gouvernement où existe la hiérarchie des pouvoirs publics; alors l'instance se porte du magistrat inférieur au magistrat supérieur, et en dernier ressort au souverain; mais à Rome républicaine, tout magistrat étant un délégué immédiat du peuple souverain, se trouvait en vertu de cette délégation souverain dans ses attributions et indépendant dans son action. Chose remarquable, c'est dans une république que les pouvoirs publics sont les plus absolus et les plus durs, parce qu'ils agissent directement sur les administrés, sans qu'aucun rouage intermédiaire adoucisse leur énergique action; le contre-poids de cette toute-puissance, c'est la courte durée des magistratures, l'indépendance et le veto des collègues, et enfin une énorme et facile responsabilité.

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