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II.

Je fus hier aux Invalides: j'aimerais autant avoir fait cet établissement, si j'étais prince, que d'avoir gagné trois batailles. On y trouve partout la main d'un grand monarque. Je crois que c'est le lieu le plus respectable de la terre.

Quel spectacle de voir assemblées dans un même lieu toutes ces victimes de la patrie, qui ne respirent que pour la défendre, et qui, se sentant le même cœur et non pas la même force, ne se plaignent que de l'impuissance où elles sont de se sacrifier encore pour elle!

Quoi de plus admirable que de voir ces guerriers débiles, dans cette retraite, observer une discipline aussi exacte que s'ils y étaient contraints par la présence d'un ennemi, chercher leur dernière satisfaction dans cette image de la guerre, et partager leur cœur et leur esprit entre les devoirs de la religion et ceux de l'art militaire! Je voudrais que les noms de ceux qui meurent pour la patrie fussent conservés dans des temples, et écrits dans des registres qui fussent comme la source de la gloire et de la noblesse.

III.

Je me trouvais l'autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d'heure il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques, et cinq points de physique. Je n'ai jamais vu un décisionnaire aussi universel; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre doute. On laissa les sciences; on parla des nouvelles du temps: il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus l'attraper, et je dis en moi-même : Il faut que je me mette dans mon fort; je vais me réfugier dans mon pays. Je lui parlai de la Perse: mais à peine lui eus-je dit quatre mots, qu'il me donna deux démentis, fondés sur l'autorité de Tavernier et Chardin. Ah! bon Dieu! dis-je en moi-même, quel homme est cela! Il connaîtra tout à l'heure les rues d'Ispahan mieux que moi. Mon parti fut bientôt pris, je me tus, je le laissai parler, et il décide encore.

IV.

J'étais l'autre jour dans une maison où il y avait un cercle de gens de toute espèce; je trouvai la conversa

tion occupée par deux vieilles femmes qui avaient en vain travaillé tout le matin à se rajeunir. Il faut avouer, disait une d'entre elles, que les hommes d'aujourd'hui sont bien différents de ceux que nous voyions dans notre jeunesse ils étaient polis, gracieux, complaisants; mais å présent je les trouve d'une brutalité insupportable. Tout est changé, dit pour lors un homme qui paraissait accablé de goutte; le temps n'est plus comme il était : il y a quarante ans tout le monde se portait bien, on marchait, on était gai, on ne demandait qu'à rire et à danser; à présent tout le monde est d'une tristesse insupportable. Un moment après, la conversation tourna du côté de la politique. Morbleu! dit un vieux seigneur, l'état n'est plus gouverné: trouvez-moi à présent un ministre comme M. Colbert. Je le connaissais beaucoup, ce M. Colbert; il était de mes amis; il me faisait toujours payer de mes pensions avant qui que ce fût: le bel ordre qu'il y avait dans les finances! tout le monde était à son aise; mais aujourd'hui je suis ruiné. Monsieur, dit pour lors un ecclésiastique, vous parlez là du temps le plus miraculeux de notre invincible monarque; y a-t-il rien de si grand que ce qu'il faisait alors pour détruire l'hérésie ? Et comptez-vous pour rien l'abolition des duels? dit d'un air content un autre homme qui n'avait point encore parlé. La remarque est judicieuse, me dit quelqu'un à l'oreille, cet homme est charmé de l'édit, et il l'observe si bien, qu'il y a six mois qu'il reçut cent coups de bâton pour ne le pas violer.

Il me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur nous-mêmes. Je ne suis pas surpris que les nègres peignent le diable d'une blancheur éblouissante, et leurs dieux noirs comme du charbon; qu'enfin tous les idolâtres aient représenté leurs dieux avec une figure humaine, et leur aient fait part de toutes leurs inclinations. On a dit fort bien que si les triangles faisaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés.

Mon cher Usbek, quand je vois des hommes qui rampent sur un atome, c'est-à-dire la terre, qui n'est qu'un point de l'univers, se proposer directement pour modèles de la Providence, je ne sais comment accorder tant d'extravagance avec tant de petitesse.-MONTESQUIEU.

EXORDE D'UN SERMON PAR BRIDAINE.

Je me souviens de lui avoir entendu répéter le début d'un premier sermon qu'il prêcha dans l'église de Saint Sulpice, à Paris, en 1751. La plus haute compagnie de la capitale vint l'entendre par curiosité. Bridaine aperçut dans l'assemblée plusieurs évêques, des personnes décorées, une foule innombrable d'ecclésiastiques; et ce spectacle, loin de l'intimider, lui inspira l'exorde qu'on va lire.

Voici ce que ma mémoire me rappelle de ce morceau dont j'ai toujours été vivement frappé, et qui ne paraîtra peut-être point indigne de Bossuet ou de Démosthène.

"A la vue d'un auditoire si nouveau pour moi, il semble, mes frères, que je ne devrais ouvrir la bouche que pour vous demander grâce en faveur d'un pauvre missionnaire, dépourvu de tous les talents que vous exigez quand on vient vous parler de votre salut.

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J'éprouve cependant aujourd'hui un sentiment bien différent; et, si je suis humilié, gardez-vous de croire que je m'abaisse aux misérables inquiétudes de la vanité. A Dieu ne plaise qu'un ministre du ciel pense jamais avoir besoin d'excuse auprès de vous! car, qui que vous soyez, vous n'êtes, comme moi, que des pécheurs, c'est devant votre Dieu et le mien que je me sens pressé dans ce moment de frapper ma poitrine. Jusqu'à présent j'ai publié les justices du Très-Haut dans des temples couverts de chaume; j'ai prêché les rigueurs de la pénitence à des infortunés qui manquaient de pain; j'ai annoncé aux bons habitants des campagnes les vérités les plus effrayantes de ma religion: qu'ai-je fait, malheureux? j'ai contristé les pauvres, les meilleurs amis de mon Dieu; j'ai porté l'épouvante et la douleur dans ces âmes simples et fidèles, que j'aurais dû plaindre et consoler. C'est ici, où mes regards ne tombent que sur des grands, sur des riches, sur des oppresseurs de l'humanité souffrante, ou sur des pécheurs audacieux et endurcis; ah! c'est ici seulement qu'il fallait faire retentir la parole sainte dans toute la force de son tonnerre, et placer avec moi dans cette chaire, d'un côté la mort qui vous menace, et de l'autre mon grand Dieu qui vient vous juger. Je tiens aujourd'hui votre sentence à la main. Tremblez donc

devant moi, hommes superbes et dédaigneux qui m'écoutez. La nécessité du salut, la certitude de la mort, l'incertitude de cette heure si effroyable pour vous, l'impénitence finale, le jugement dernier, le petit nombre des élus, l'enfer, et, par-dessus tout, l'éternité. . . l'éternité! voilà les sujets dont je viens vous entretenir, et que j'aurais dû, sans doute, réserver pour vous seuls. Et qu'ai-je besoin de vos suffrages, qui me damneraient, peut-être, sans vous sauver? Dieu va vous émouvoir, tandis que son indigne ministre vous parlera; car j'ai acquis une longue expérience de ses miséricordes. Alors, pénétrés d'horreur pour vos iniquités passées, vous viendrez vous jeter dans mes bras, en versant des larmes de componction et de repentir, et à force de remords vous me trouverez assez éloquent."-MAURY.

ELOQUENCE DE BRIDAINE.

RAPPELLERAI-JE encore une parabole employée par ce même missionnaire (Bridaine), qu'on a voulu faire passer pour un bouffon?

"Un homme accusé d'un crime dont il n'était pas coupable, était condamné à la mort par l'iniquité de ses juges. On le mène au supplice, et il ne se trouve ni potence dressée, ni bourreau pour exécuter la sentence. Le peuple, touché de compassion, espère que ce malheureux évitera la mort. Un homme élève la voix et dit: Je vais dresser une potence et je servirai de bourreau. Vous frémissez d'indignation. Eh bien, mes frères, chacun de vous est cet homme inhumain. Il n'y a plus de Juifs aujourd'hui pour crucifier Jésus-Christ; vous vous levez et vous dites: C'est moi qui le crucifierai."

J'ai moi-même entendu Bridaine, avec la voix la plus perçante et la plus déchirante, avec la figure d'apôtre la plus vénérable, tout jeune qu'il était, avec un air de componction que personne n'a jamais eu comme lui en chaire; je l'ai entendu prononçant ce morceau, et j'ose dire que l'éloquence n'a jamais produit un effet semblable: on n'entendit que des sanglots.-MARMONTEL.

LE PETIT SAVOYARD.

CHANT PREMIER.

Le départ.

PAUVRE petit, pars pour la France;

Que te sert mon amour? je ne possède rien. On vit heureux ailleurs; ici dans la souffrance: Pars, mon enfant; c'est pour ton bien.

Tant que mon lait put te suffire,

Tant qu'un travail utile à mes bras fut permis, Heureuse et délassée en te voyant sourire, Jamais on n'eût osé me dire:

Renonce aux baisers de ton fils.

Mais je suis veuve, on perd la force avec la joie.
Triste et malade, où recourir ici?

Où mendier pour toi? Chez des pauvres aussi;
Laisse ta pauvre mère, enfant de la Savoie;
Va, mon enfant, où Dieu t'envoie.

Vois-tu ce grand chêne là-bas ?

Je pourrai jusque-là t'accompagner, j'espère; Quatre ans déjà passés, j'y conduisis ton père; Mais lui, mon fils, ne revint pas.

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Encor638, s'il était là pour guider ton enfance,
Il m'en coûterait moins de t'éloigner de moi;
Mais tu n'as pas dix ans, et tu pars sans défense:
Que je vais prier Dieu pour toi! . . .

Que feras-tu, mon fils, si Dieu ne te seconde,
Seul, parmi les méchants (car il en est au monde),
Sans ta mère, du moins, pour t'apprendre à souffrir!
Oh! que n'ai-je du pain, mon fils, pour te nourrir!

Mais Dieu le veut ainsi; nous devons nous soumettre.
Ne pleure pas en me quittant:

Porte au seuil des palais un visage content. Parfois mon souvenir t'affligera peut-être

...

Pour distraire le riche, il faut chanter pourtant!

Chante, tant que la vie est pour toi moins amère; Enfant, prends ta marmotte et ton léger trousseau; Répète, en cheminant, les chansons de ta mère

Quand ta mère chantait autour de ton berceau.

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