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L'Ouvrier. Oui, monsieur; je l'ai vu un jour à Butte dans le carrosse de Monsieur de Montmollin qui se promenait738 avec lui.

Voltaire. Comment! ce pied-plat va en carrosse? le voilà donc bien fier?

L'Ouvrier. Oh, monsieur, il se promène aussi à pied. Il court comme un chat maigre, et grimpe sur toutes nos montagnes.

Voltaire. Il pourrait bien grimper quelque jour sur une échelle. Il eût été pendu à Paris, s'il ne se fût sauvé; et il le sera ici, s'il y vient.

L'Ouvrier. Pendu, monsieur! il a l'air111 d'un si bon homme? Eh, mon Dieu! qu'a-t-il donc fait ?

Voltaire. Il a fait des livres abominables; c'est un impie, un athée.

L'Ouvrier. Vous me surprenez. Il va tous les Dimanches à l'église.

Voltaire. Ah l'hypocrite! eh, que dit-on de lui dans le pays? y a-t-il quelqu'un qui veuille542 le voir?

L'Ouvrier. Tout le monde, monsieur, tout le monde l'aime. Il est recherché partout, et on dit que milord lui fait aussi bien des caresses.

Voltaire. C'est que milord ne le connaît pas, ni vous non plus.6 627, a Attendez seulement deux ou trois mois, et vous connaîtrez l'homme. Les gens de Montmorenci où il demeurait, ont fait des feux de joie quand il s'est sauvé pour n'être pas pendu. C'est un homme sans foi, sans honneur, sans religion.

L'Ouvrier. Sans religion, monsieur! mais on dit que vous n'en avez pas beaucoup vous-même.

Voltaire. Qui, moi? grand Dieu! et qui est-ce qui186 dit cela?

L'Ouvrier. Tout le monde, monsieur.

Voltaire. Ah! quelle horrible calomnie! moi qui ai étudié chez les Jésuites! moi qui ai parlé de Dieu mieux que tous les théologiens!

L'Ouvrier. Mais, monsieur, on dit que vous avez fait bien des450, c. Ex. mauvais livres.

Voltaire. On ment. Qu'on m'en montre un seul qui porte mon nom, comme ceux de ce croquant portent le sien.-JEAN JACQUES ROUsseau.

LES PAUVRES ET LES MALADES.

EN rentrant de nos promenades à la campagne, notre mère nous faisait presque toujours passer devant les pauvres maisons des malades ou des indigents du village. Elle s'approchait de560 leurs lits; elle leur donnait quelques conseils et quelques remèdes. Elle puisait ses ordonnances dans Tissot ou dans Buchan, ces deux médecins populaires. Elle faisait de la médecine son étude assidue pour l'appliquer aux indigents. Elle avait des vrais médecins le génie instinctif, le coup d'œil prompt, la main heureuse. Nous l'aidions dans ses visites quotidiennes. L'un de nous portait la charpie et l'huile aromatique pour les blessés; l'autre, les bandes de linge pour les compresNous apprenions ainsi à n'avoir aucune de ces répugnances qui rendent plus tard l'homme faible devant la maladie, inutile à ceux qui souffrent, timide devant la mort. Elle ne nous écartait pas des plus affreux spectacles de la misère, de la douleur et même de l'agonie. Je l'ai vue souvent debout, assise ou à genoux au chevet de ces grabats des chaumières, ou dans les étables où les paysans couchent quand ils sont vieux et cassés, essuyer de ses mains la sueur froide des pauvres mourants, les retourner sous leurs couvertures, leur réciter les prières du dernier moment, et attendre patiemment des heures entières que leur âme eût passé à Dieu, au son de sa

ses.

douce voix.

Elle faisait de nous aussi les ministres de ses aumônes. Nous étions sans cesse occupés, moi surtout comme le plus grand, à porter au loin, dans les maisons isolées de la montagne, tantôt un peu de pain blanc pour les femmes en couches, tantôt une bouteille de vin vieux et des morceaux de sucre, tantôt un peu de bouillon fortifiant pour les vieillards épuisés faute de nourriture. Ces petits messages étaient même pour nous des plaisirs et des récompenses. Les paysans nous connaissaient à deux ou trois lieues à la ronde. Ils ne nous voyaient jamais passer sans nous appeler par nos noms d'enfant, qui leur étaient familiers, sans nous prier d'entrer chez eux, d'y accepter un morceau de pain, de lard ou de fromage. Nous étions, pour tout le canton, les fils de la dame, les envoyés de bonnes nouvelles, les anges de secours pour toutes les

misères abandonnées des gens de la campagne. Là où nous entrions, entrait une providence, une espérance, une consolation, un rayon de joie et de charité. Ces douces habitudes d'intimité avec tous les malheureux et d'entrée familière dans toutes les demeures des habitants du pays avaient fait pour nous une véritable famille de tout ce peuple des champs. Depuis les vieillards jusqu'aux petits enfants, nous connaissions tout ce petit monde par son nom. Le matin, les marches de pierre de la porte d'entrée de Milly et le corridor étaient toujours assiégés de malades ou de parents des malades qui venaient chercher des consultations auprès de notre mère. Après nous, c'était à cela qu'elle consacrait ses matinées. Elle était toujours occupée à faire quelques préparations médicinales pour les pauvres, à piler des herbes, à faire des tisanes, à peser des drogues dans de petites balances, souvent même à panser les blessures ou les plaies les plus dégoûtantes. Elle nous employait, nous l'aidions selon nos forces à tout cela. D'autres cherchent l'or dans ces alambics: notre mère n'y cherchait que le soulagement des infirmités des misérables, et plaçait ainsi bien plus haut et bien plus sûrement dans le ciel l'unique trésor qu'elle ait jamais désiré ici-bas: les bénédictions des pauvres et la volonté de Dieu.-LAMARTINE.

HISTOIRE DES TROGLODYTES.

Il y avait 303 en Arabie un petit peuple appele Troglodyte, qui descendait de ces anciens Troglodytes qui, si nous en croyons les historiens, ressemblaient plus à des bêtes qu'à des hommes. Ceux-ci n'étaient point si contrefaits, ils n'étaient point velus comme des ours, ils ne sifflaient point, ils avaient deux yeux; mais ils étaient si méchants et si féroces, qu'il n'y avait parmi eux aucun principe d'équité ni de justice.

Ils avaient un roi d'une origine étrangère, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitait sévèrement mais ils conjurèrent contre lui, le tuèrent, et exterminèrent toute la famille royale.

Le coup étant fait, ils s'assemblèrent pour choisir un gouvernement; et, après bien des dissensions, ils créèrent des magistrats. Mais à peine les eurent-ils élus,

qu'ils leur devinrent insupportables, et ils les massacrè

rent encore.

Ce peuple, libre de ce nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage. Tous les particuliers convinrent qu'ils n'obéiraient plus à personne,208 que chacun veillerait uniquement à ses intérêts, sans consulter ceux des autres.

Cette résolution unanime flattait extrêmement tous les particuliers. Ils disaient: Qu'ai-je affaire d'aller me tuer à travailler pour des gens dont je ne me soucie point? Je penserai uniquement à moi; je vivrai heureux: que m'importe que les autres le491 soient? Je me procurerai tous mes besoins; et, pourvu que je les aie, je ne me soucie point que tous les Troglodytes soient misérables.

On était dans le mois où l'on ensemence les terres; chacun dit: je ne labourerai mon champ que pour qu'il me fournisse le blé qu'il me faut pour me nourrir; une plus grande quantité me serait inutile: je ne prendrai point de la peine pour rien.

Les terres de ce petit royaume n'étaient pas de même nature: il y en avait d'arides et de montagneuses; et d'autres qui, dans un terrain bas, étaient arrosées de plusieurs ruisseaux. Cette année la sécheresse fut très grande, de manière que les terres qui étaient dans les lieux élevés manquèrent absolument; tandis que celles qui purent339 être arrosées furent très fertiles: ainsi les peuples des montagnes périrent presque tous de faim par la dureté des autres qui leur refusèrent de partager la

récolte.

L'année d'ensuite fut très pluvieuse; les lieux élevés se trouvèrent d'une fertilité extraordinaire, et les terres basses furent submergées. La moitié du peuple cria une seconde fois famine; mais ces misérables trouvèrent des gens aussi durs qu'ils l'avaient été eux-mêmes.

Il y avait un homme qui possédait un champ assez fertile, qu'il cultivait avec grand soin: deux de ses voisins s'unirent ensemble, le chassèrent de sa maison, occupèrent son champ: ils firent entre eux une union pour se défendre contre tous ceux qui voudraient l'usurper, et effectivement ils se soutinrent par là pendant plusieurs mois. Mais un des deux, ennuyé de partager ce qu'il pouvait avoir tout seul, tua l'autre, et devint seul maître du champ.

Son empire ne fut pas long: deux autres Troglodytes vinrent l'attaquer; il se trouva trop faible pour se défendre, et il fut massacré.

Un Troglodyte presque tout nu vit de la laine qui était à vendre: il en demanda le prix. Le marchand dit en lui-même: Naturellement je ne devrais espérer de ma laine qu'autant d'argent qu'il en faut pour acheter deux mesures de blé; mais je la vais vendre quatre fois davantage, afin d'avoir huit mesures. Il fallut en passer par là et payer le prix demandé. Je suis bien aise, dit le marchand j'aurai du blé à présent. Que dites-vous ? reprit l'acheteur, vous avez besoin de blé? j'en ai à vendre: il n'y a que le prix qui vous étonnera peut-être; car vous saurez que le blé est extrêmement cher et que la famine règne presque partout: mais rendez-moi mon argent, et je vous donnerai une mesure de blé; car je ne veux pas m'en défaire autrement, dussiez-vous crever de faim.

Cependant une maladie cruelle ravageait la contrée, un médecin habile y arriva du pays voisin, et donna ses remèdes si à propos qu'il guérit tous ceux qui se mirent360 entre ses mains. Quand la maladie eut cessé, il alla chez tous ceux qu'il avait traités demander son salaire; mais il ne trouva que des refus: il retourna dans son pays, et il y arriva accablé des fatigues d'un si long voyage. Mais bientôt après, il apprit que la maladie se faisait sentir de nouveau, et affligeait plus que jamais cette terre ingrate. Ils allèrent à lui cette fois, et n'attendirent pas qu'il vînt chez eux. Allez, leur dit-il, hommes injustes, vous avez dans l'âme un poison plus mortel que celui dont vous voulez guérir; vous ne méritez pas d'occuper une place sur la terre, parceque vous n'avez point d'humanité, et que les règles de l'équité vous sont inconnues: je croirais offenser les dieux qui vous punissent, si je m'opposais à la justice de leur colère.

On a vu comment les Troglodytes périrent par leur méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. De tant de familles il n'en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers: ils avaient de l'humanité, ils connaissaient la justice, ils aimaient la vertu; autant liés par la droiture de leur cœur que par la corruption de celui des autres, ils voyaient la désolation générale, et ne la ressentaient que par la pitié:

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