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tie des solennités où l'on donnait des représentations théâtrales; et l'on sait que les plus grands écrivains, à commencer par Euripide et Sophocle, ne dédaignaient pas de descendre à ce genre monstrueux. Cela fait voir que dans Athènes, comme dans toutes les grandes villes, il fallait des spectacles pour les dernieres classes du peuple, comme pour la classe plus instruite. Le sujet du Cyclope est l'aventure d'Ulysse dans la caverne de Polyphème, telle qu'elle est racontée dans l'Odyssée. On peut lire la pièce dans Brumoy, qui a eu la patience de la traduire tout entière (1).

J'ai parcouru tout ce qui nous reste des deux grands maîtres de la scène grecque. Le dernier qui vient de nous occuper, Euripide, a beaucoup de pièces, comme on l'a vu, qui sont bien audessous de la renommée de l'auteur. Mais le rôle d'Andromaque dans la pièce de ce nom, celui d'Alceste, celui de Médée, plusieurs scènes des Troyennes, les trois premiers actes d'Hécube, ses deux Iphigénie, et sur-tout celle que Racine a transportée sur notre théâtre, sont les monuments d'un beau génie, et justifient les éloges qu'il a reçus des anciens et des modernes. Aristote l'appelle le plus tragique des poëtes; et comme nous avons perdu la plus grande partie

(1) Brumoy n'en a donné qu'un extrait. La traduction entière est de Prevost. (Théâtre grec, tome X, page 83, édition de 1787.)

de ses ouvrages, nous ne savons pas à quel point il pouvait mériter ce titre. On ne peut nier du moins que, dans ce qui nous a été conservé, l'on ne trouve les scènes les plus touchantes du théâtre grec. Il a excellé dans le pathétique attendrissant : c'est par ce seul endroit qu'il peut balancer tous les avantages que Sophocle a sur lui; c'est par là qu'il a partagé les suffrages, quoique pourtant le plus grand nombre semble avoir donné la palme à ce dernier. Horace, qui n'est pas louangeur, l'appelle le grand Sophocle; Virgile en parle avec admiration. Il est certain qu'il n'a aucun des défauts d'Euripide: on ne voit chez lui, ni duplicité d'action, ni prologues froids et inutiles, ni merveilleux mal employé, ni épisodes déplacés, ni invraisemblances, ni ces fautes multipliées contre la vérité, les convenances et le bon sens; ni ces froides sentences, ni ces ridicules déclamations contre les femmes, ni ces longues et grossières disputes qui remplissent la plupart des pièces d'Euripide. Ses expositions sont belles, ses plans sages; son dialogue est noble, animé, soutenu : il a peu de langueur dans sa marche, et peu d'inutilité dans ses scènes. Son style est poétique, comme le drame doit l'être; il n'est jamais trop figuré, comme celui d'Eschyle, ni familier, comme celui d'Euripide; il est plein de mouvements et de pathétique, et le langage de la nature et l'élo

quence du malheur sont souvent chez lui au plus haut point de perfection.

Nous avons vu que les grands exemples de la fatalité, les vengeances célestes, les oracles, l'abaissement de la puissance, l'excès des misères humaines, sont en général les pivots sur lesquels roule la tragédie antique. La nôtre s'est d'abord établie sur ces mêmes fondements; mais nous avons donné en même temps à l'art dramatique un ressort puissant et nouveau dans la peinture des passions. C'est un pas d'autant plus important, que notre religion ne nous fournit pas les mêmes ressources théâtrales que celle des anciens, et que l'intérêt produit par le spectacle des passions malheureuses est plus fort, plus varié, plus universel, que celui qui naît de la vue d'infortunes inévitables et extraordinaires, qui ne peuvent tomber que sur un petit nombre de personnes. Peu d'hommes craindront le sort d'OEdipe ou d'Électre, mais tous peuvent être malheureux par leurs penchants, tourmentés par leur sensibilité. Nous avons donc étendu et enrichi l'art que les anciens nous ont transmis. Notre systême dramatique est beaucoup plus vaste que le leur, et a produit une foule de beautés vraiment neuves, dont ils n'avaient pas l'idée. Cependant, quoique nous sachions construire un drame beaucoup mieux qu'ils ne faisaient; quoique nous ayons à peu près créé cette

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science qui consiste à nouer une intrigue attachante, et à suspendre le spectateur entre l'espérance et la crainte; quoique nous ayons mis bien plus de variété dans les objets de nos pièces, et bien plus d'habileté dans la manière de les conduire; enfin, quoique nous sachions beaucoup, gardons-nous de croire qu'ils ne puissent plus nous rien enseigner. Ils ont saisi la nature dans ses premiers traits étudions chez eux cette vérité précieuse, le fondement de tous les arts d'imitation, et que nos progrès mêmes tendent à nous faire perdre de vue. La simplicité des anciens peut instruire notre luxe; car ce mot convient assez à nos tragédies, que nous avons quelquefois un peu trop ornées. Notre orgueilleuse délicatesse, à force de vouloir tout ennoblir, peut nous faire méconnaître le charme de la nature primitive, qui ne perdra jamais ses droits sur les hommes. C'est en ce genre que les Grecs peuvent encore nous être utiles. Il ne faut pas sans doute les imiter en tout; mais, dès qu'il s'agit de l'expression des sentiments naturels, rien n'est plus pur que le modèle qu'ils nous offrent dans leurs bons ouvrages. C'est là que jamais l'accent de l'ame, si cher à l'homme sensible, n'est corrompu ni par l'affectation ni par le faux esprit. C'est, en un mot, la science dont ils sont les véritables maîtres.

APPENDICE

SUR LA TRAGÉDIE LATINE.

Les Latins ont tout emprunté des Grecs, comme nous avons tout emprunté des uns et des autres. La tragédie fut connue à Rome dans le temps de la seconde guerre punique. La langue n'était pas encore formée; mais la conquête de cette partie méridionale de l'Italie qu'on appelait la Grande-Grèce, et sur-tout de la Sicile et de Syracuse, où les Denys et les Hieron avaient fait fleurir les lettres grecques, commença à familiariser les Romains avec les beaux-arts, et à faire naître le goût de la poésie et de l'éloquence. On sait quels progrès ils y firent dans la suite, et avec quel succès ils luttèrent en plus d'un genre contre leurs maîtres. Accius et Pacuvius, contemporains des Scipions, passent pour avoir été, chez les Romains, les premiers qui aient écrit des tragédies, que les édiles firent représenter. Le temps ne nous a laissé que les titres de leurs ouvrages et quelques fragments informes: c'en est assez pour voir qu'ils ne firent que transporter sur le théâtre de Rome tous les sujets traités sur celui d'Athènes. Mais, moins heureuse que l'épopée, la tragédie n'eut point de Virgile. Elle fut pourtant cultivée dans le beau siècle par des 4

Cours de Littérature. II.

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