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JODELLE

1532-1573

ESTIENNE JODELLE, né à Paris, un des plus ardents de la « brigade», un des plus brillants de la Pléiade, après avoir, à l'âge de ingt ans, joué avec ses amis devant toute la cour la première tragédie du théâtre « renaissant», sa Cléopâtre captive, et donné encore la meme année la première comédie régulière, son Eugène ou la Rencontre; après avoir été pendant six années le poète, le musicien, l'architecte, le peintre, l'inspirateur et l'ordonnateur des fêtes royales, pour une mascarade qui echoua en 1558, fut mis de côté, dédaigné, et mourut pauvre et oublié à l'âge de quarante et un ans.

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Qui se sert de la lampe au moins de l'huile y met,

a-t-il dit lui-même amèrement dans le dernier vers d'un sonnet à Charles IX. Jodelle fit, outre sa Cléopâtre, écrite en vers de dix syllabes et sa comédie en vers de huit syllabes, une Didon se sacrifiant écrite en alexandrins, et des Amours, des sonnets, des odes, etc., le tout publié en 1574. S'il n'est plus lu, il a eu au moins la gloire assurée d'avoir attaché son nom à la première date mémorable dr théâtre français.

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Au moins, Cesar, des goutes de mes yeux
Amolly toy, pour me pardonner mieux.
Celuy souvent trop tost borne sa gloire,
Qui jusqu'au bout se vange en sa victoire.
Pren donc pitié; tes glaives triomphans
D'Antoine et moy pardonnent aux enfans.....
Non, non, Cesar, contente toy du pere,
Laisse durer les enfans et la mere

En ce malheur où les Dieux nous ont mis.
Mais fusmes nous jamais tes ennemis
Tant acharnez que n'eussions pardonné,
Si le trophee à nous se fust donné?

(Cléopâtre captive 1, acte III.)

1. La piece fut jouée devant Henri II, sur un théâtre élevé dans la cour de l'hôtel de Reims. Jodelle tint le rôle de Cléopâtre. A côté de lui jouaient Remi Belleau, La Péruse, Grévin, etc. Les privilèges de la Confrérie de la Passion lui conferaient le droit d'employer seule les acteurs publics On sait qu'après la représentation, les jeunes poètes-acteurs offrirent à Jodelle, dans un festin célébré au Pré-aux-Clercs, un bouc couronné de lierre, qu'ils avaient enlevé et qu'ils rendirent ensuite à son troupeau, et que des dithyrambes, composés par Ronsard et Baif, furent chantés. L'affaire

DIDON A ÉNÉE

Va, je ne tiens point! va, va, je ne replique
A ton propos, pipeur1! suy 2 ta terre Italique.
J'espere bien enfin (si les bons Dieux, au moins,
Me peuvent estre ensemble et vengeurs et tesmoins)
Qu'avec mille sanglots tu verras le supplice
Que le juste Destin garde à ton injustice.
Assez tost un malheur se fait à nous sentir;
Mais, las! toujours trop tard on sent un repentir.
Quelque isle plus barbare où les flots equitables
Te porteront en proye aux tigres, tes semblables,
Le ventre des poissons, ou quelque dur rocher,
Contre lequel les flots te viendront attacher,
Ou le fons de ta nef, aprés qu'un trait de foudre
Aura ton mas, ta voile et ton chef mis en poudre,
Sera ta sepulture, et mesmes en mourant,
Mon nom entre tes dents on t'orra 3 murmurant,
Nommant Didon, Diden, et lors, toujours presente,
D'un brandon infernal, d'une tenaille ardente,
Comme si de Megere on m'avoit fait la sœur,
J'engraveray ton tort dans ton parjure cœur :
Car, quand tu m'auras fait croistre des morts le nombre,
Partout devant tes yeux se roydira mon ombre.
Tu me tourmentes, mais, en l'effroyable trouble

fit grand bruit, on les accusa d'avoir sacrifié à un dieu païen, à Bacchus. Garnier a traité dans Marc-Antoine un sujet voisin de celui de Jodelle. Cléopâtre a un rôle capital dans les deux pieces; mais celle de Garnier s'arrête au moment où commence celle de Jodelle, à la mort d'Antoine. Jodelle est encore à la fois diffus et maigre dans le développement; Garnier est déjà ferme et abondant.

L'histoire de la tragédie du XVIe siècle ne commence pas plus à la Cléopâtre de Jodelle, que celle de la tragédie du xviie au Cid. La France, comme l'Italie, avait eu dans le moyen âge ses premiers essais d'imitation de la tragédie antique (Voir M. Chassang, Essais dramatiques des XIV. et XVe siècles). Le xvIe siècle prélude par des traductions en français ou des imitations en latin au coup d'éclat de Jodelle. Lazare de Baif, sous François 1e, traduit l'Electre de Sophocle et l'Hécube d'Euripide; Buchanan Alceste et Médée. Buchanan écrit en latin et fait jouer au collège de Bordeaux un Jean-Baptiste, et une Jephté, que Florent Chrestien (15401596) traduisit presque littéralement en vers de 8, 10 ou 12 syllabes (1567). Muret donne en latin un Jules César qu'on accusera Grévin d'avoir pillé. Erfin Jodelle donne l'essor, bientôt suivi de Baïf, qui traduit l'Antigone de Sophocle, de La Péruse, qui imite la Médée d'Euripide, de Toutain, et des poètes dramatiques, dont on va voir les œuvres.

1. Trompeur. Etym.: pipare, siffler. pour prendre les oiseaux.

2. VIRGILE, En., IV, 381: I, sequere Italiam ventis..., poursuis, cherche

3. Futur d'ouïr.

Où sans fin tu seras, tu me rendras au double

Le loyer de mes maux. La peine est bien plus grande
Qui voit sans fin son fait telle je la demande ;
Et si les Dieux du ciel ne m'en faisoyent raison,
J'esmouvrois, j'esmouvrois l'infernale maison.
Mon deuil n'a point de fin. Une mort inhumain
Peut vaincre mon amour, non pas vaincre ma haine 1.
(Didon se sacrifiant, acte II.)

GRÉVIN

1540-1570

JACQUES GREVIN, né à Clermont, en Beauvoisis, élève du savant Muret, donna avant l'âge de dix-huit ans sa comédie de la Trésorière, qui a plus d'un rapport avec l'Eugène de Jodelle. Ce n'était pas un premier essai: il avait écrit et montré à des amis sa Maubertine, qui lui fut dérobée, nous dit-il dans l'avis au lecteur de la seconde piece; puis vinrent, aussi applaudies que son début, la tragédie de César et la comédie des Esbahis, l'une qu'on accusa d'être un plagiat de Muret, l'autre qui est une imitation de la Comédie du Sacrifice de Charles Estienne. Reserves faites sur l'originalité du jeune poète, on goûta fort la vivacité, et quelquefois la vigueur de son style. Mais d'autres travaux le détournerent du theatre. Docteur en médecine il fut attaché à Marguerite de France, fille de François Ier et femme du duc de Savoie; il la suivit à Turin et y mourut.

BRUTUS ET ANTOINE DEVANT LE PEUPLE APRÈS LE MEURTRE
DE CÉSAR

MARC BRUTE, CASSIUS, DECIME BRUTE, MARC
ANTOINE, SOLdats.

MARC BRUTE.

Le Tyran est tué, la liberté remise,

Et Rome a regaigné sa premiere franchise.
Ce tyran, ce Cesar, ennemy du Senat,
Oppresseur du païs, qui de son consulat
Avoit faict heritage 2, et de la Republicque

1. Cf. Virgile, loc. cit., 380-392. - Jodelle a fait dans cette pièce tous les emprunts qu'il a pu au IVe livre de l'Enéide.

2. Non pas héritage reçu, mais héritage à transmettre. Ce mot a quelquefois le sens d'acquisition, biens, fonds, L'héritage d'un grand amour de simplicité de parure, et l'acquisition d'un grand fonds de haine pour le jeu. (MOLIÈRE, Av., II, 6.)

Une commune vente en sa seule praticque1,
Ce bourreau d'innocens, ruyne de nos loix,
La terreur des Romains et le poyson des droicts,
Ambitieux d'honneur, qui monstrant son envye,
S'estoit faict appeler Pere de la patrie,

Et Consul à jamais, à jamais Dictateur,

Et, pour comble de tout, du 2 surnom d'Empereur,
Il est mort, ce meschant, qui, decelant sa rage,
Se feit impudemment eslever une image
Entre les Roys: aussy il a eu le loyer

Par une mesme main qu'eust.Tarquin le dernier.
Respire donc à l'aise, o liberté romaine!
Respire librement sans la crainte inhumaine
D'un tyran convoiteux. Voylà, voylà la main
Dont ore est affranchy tout le peuple romain!

CASSIUS

Citoyens, voyez cy ceste dague sanglante;
C'est elle, citoyens, c'est elle qui se vante
Avoir faict son devoir, puisqu'elle a massacré,
Celuy qui mesprisoit l'aruspice sacré.....

DÉCIME BRUTE.

Puissent pour tout jamais ainsi perdre la vie
Ceux qui trop convoiteux couveront une envie
Pareille à celle là: puissent pour tout jamais

Perdre d'un pareil coup leur gloire et leurs beaux faicts.
Ainsi, ainsi mourront, non de mort naturelle,
Ceux qui voudront bastir leur puissance nouvelle
Dessus la liberté, car ainsi les tyrans

Finent le plus souvent le dessein de leurs ans.

CASSIUS.

Allons au Capitole, allons en diligence,
Et premiers en prenons l'entiere jouissance.

MARC ANTOINE.

J'invoque des Fureurs la plus grande fureur;
J'invoque le Chaos de l'eternelle horreur;
J'invoque l'Acheron, le Styx et le Cochyte,
Et si quelque autre dieu dans les enfers habite,
Juste vangeur des maux, je les invoque tous,
Homicides cruels, pour se venger de nous.

1. Une vente à l'encan à son usage (en, in, pour).

2. Il s'était fait appeler du surnom... Entendez seulement, du titre militaire d'imperator. L'Empire, constitué civilement, a commencé avec Auguste, sous le nom de Principatus.

3. Finissent.

Hé! traistres! est-ce donc l'amitié ordonnee
De desrober la vie à qui nous l'a donnee?
J'atteste icy le ciel, seul juste balanceur
De tout nostre fortune, et liberal donneur
Des victoires, des biens, de l'heur et de la vie;
Qu'ainsi ne demourra ceste faulte impunie
Tant qu'Antoine sera non moins juste que fort.
Et vous, braves soldats, voyez, voyez quel tort
On vous a faict, voyez ceste robbe sanglante!
C'est celle de Cesar, qu'ore je vous presente;
C'est celle de Cesar, magnanime empereur,
Vray guerrier entre tous; Cesar, qui d'un grand cœur
S'acquit avecque nous l'entiere jouissance
Du monde maintenant a perdu sa puissance
Et gist mort estendu, massacré pauvrement
Par l'homicide Brute.

LE PREMIER SOLDAT.

Armons nous sur ce traistre ! Armes! armes! soldats, mourons pour nostre maistre! Si jamais nous avons croisez les ennemis

Aux froissis des harnois, si nous nous sommes mis
Quelquefois aux dangers d'une trenchante espee,
Lorsque nous poursuyvions la route de Pompee,
C'est maintenant, soldats, qu'il nous fault hazarder,
Voire plus promptement que n'est le commander.

MARC ANTOINE.

Sus doncques, suyvez moy, et donnez tesmoignage
De vostre naturel et de vostre courage

Pour Cesar; ne craignons de tomber au danger
De vostre propre mort pour la sienne venger 1.
(Tragédie de César, acte V.)

L'ARGENT

MONOLOGUE

LOYS, gentilhomme.

Aujourdhuy lon n'ha plus d'amis,
Si n'est la bource et les escus;

1. Cf. SHAK SPEARE, Jules César (1607); VOLTAIRE, La Mort de César, publiée en 1735, jouée en 1743. — Il n'est pas sans intérêt de remarquer que le drame de Shakspeare (1607) est de 48 ans postérieur à la tragédie de Grévin, et que notre théâtre n'était pas inconnu en Angleterre. Douze ans avant le drame d'Antoine et Cléopatre (1608) de Shakspeare, une traduction du Marc Antoine de Garnier (voir infra) avait paru à Londres. (Etude sur R. Garnier, par M. Bernage, 1881.)

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