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J.-A. DE BAIF

1532-1589

JEAN-ANTOINE DE BAÏF, né à Venise, de Lazare de Baïf, ambassadeur de François Ier, parlait à treize ans toutes les langues de l'Europe. Il étudia l'antiquité avec passion sous Daurat et avec Ronsard au collège de Coqueret, et des 1551, avec la jeune ardeur de la savante et poétique pléiade, il publia ses premiers vers, suivis presque d'année en année d'autres recueils. Le « docte doctieur, et doctime » Baïf, comme l'a appelé J. Du Bellay, à qui Boileau auroit pu imputer comme à Ronsard de parler grec et latin en français; qui, comme et plus que d'autres en ce siècle, tels que Jodelle, Scévole de Sainte-Marthe, Pasquier, d'Aubigné, essaya, enseigna et pratiqua la prosodie grecque dans la versification française; qui imagina, comme Ramus, et appliqua un système d'orthographe simplifié; qui chanta ses amours dans nombre de sonnets et de chansons, et l'astronomie agricole dans ses Météores; qui fit odes, sixains moraux, apologues, églogues; qui traduisit en vers Hésiode, Plaute (le Brave), Terence (l'Eunuque), Sophocle (Antigone), est un mélange singulier de roideur et de grâce, de gravité et de sensibilité, de labeur pedantesque et de facilité négligée. Cet erudit toujours en quête de nouveautés et en veine de galanteries poétiques, dont un portrait, gravé en tête du choix de ses poésies publié en 1874 par M. Becq de Fouquieres, nous montre la chevaleresque et haute mine, devait faire bonne figure dans cette Académie de musique et de poesie, autorisée par lettres-patentes de Charles IX (1670), qu'il fonda, établit et présida pendant vingt ans dans sa maison de Saint-Victor, et que visitait Henri III. Il publia (1573) ses œuvres en quatre volumes. Elles comprennent neuf livres de Poèmes divers, sept d'Amours, cinq de Jeux et Passe-Temps. Ses Etrenes de poezie françoèze en vers mezurés sont de 1574, ses Mimes de 1576.

HYMNE DE LA PAIX

O qu'on deût 1 bien cherir la Paix toute divine!
Tout bien et tout plaisir par ses graces fleurit,
Les arts sont en honeur, la vertu se nourrit 2,
Le vice est amorty. Lors sans peur de domage,
De meurdre et de danger, le marchand fait voyage.
Alors le laboureur au labeur prend plaisir

3

Quand son champ non ingrat repond à son desir;
L'ennemy fourageur son bestial n'emméne,
Et pillart ne ravit le doux fruit de sa péne;
Le vin est à qui fait des vignes la façon,

1. Qu'on devrait !

2. Se développe, prospère.

3. Etym.: fourrage, de feurre, paille à bié.

1 foisone

Et qui fait la semaille enleve la moisson;
Et Cerés et Bacchus et Palés et Pomone
Font que parmy les chams grande planté
De fruicts et de betail. Par tout regne le jeu
Et le gentil Amour chaufe tout de son feu.
Par tout roulent les fruicts du plein cor d'abondance 2.
Sous l'ombrage l'on voit s'egaïer en la dance,
Trepignant pellemelle, et filles et garçons,
Tantost au flageolet, et tantost aux chansons *.....
Mais, humains inhumains, quelle fureur si forte
Vos esprits forcenez d'aveugle erreur transporte,
D'anoblir le cruel qui dans le sang humain
Trampe plus hardiment son inhumaine main 5?
Et vous n'estimerez ny louange ny gloire
Digne de meriter eternelle memoire,
Si vous ne l'emportez par outrager celuy
Qui jamais ne pensa de vous donner ennuy ?
O la pitié de voir la flamme qui sacage,
Devorant sans mercy les maisons d'un village!
De voir dans le faubourg le pauvre citoyen
Qui ne pardonne pas au logis qui est sien!
O la pitie de voir les meres desolees,

6

De leurs piteux enfans tendrement acolees,
S'en aller d'huis en huis leur vie quemander,
A qui bien peu devant lon soulait demander ".
O la pitié de voir labourer une ville !

O la pitié de voir la campagne fertile

Faite un hideux desert! voir hommes et chevaux
Pesle-mesle entassez voir de sang les ruisseaux!
Et quel plaisir prens tu, race frelle, chetive,
De te hâter la mort, qui jamais n'est tardive,

1. Abondance. FROISSART a dit: Grand piante de mets et entremets.Foisonner, vient de foison (Etym.: fusionem).

2. Corne d'abondance. Cornu a donne corne et cor, tumeur épidermique dure. Cf. cors de cerf.

3. Sic. Voyez plus bas la note.

4. On remarque les traits d'un tableau champêtre épars en ces vers d'un tour facile et coulant, qui n'est pas ordinaire chez Baïf

5. Les redites et la redondance de ces vers gâtent un peu le mouvement chaleureux et éloquent qui se continue dans les suivants. 6. Pitoyables, dignes de pitié.

Acroler, mettre les bras autour du col. 7. Encore un tableau qui fait un contraste touchant avec celui des danses villageoises, esquissé plus haut.

8. Sic. Etyin. mêler avec une pelle. De même pelleverser (archaïq.), la bourer à la bêche. (LITTRE.)

9). Sénèque a dit dans un même sens: Stygias ultro quærimus undas. Hercul. fur., 185.). Cf. Quæstion. Natur., V, 18.

Sinon quand, te donnant mille maux ennuieux,
Tu fais le vivre tel, que le mourir vaut mieux?...
Aveugle, ouvre tes yeux; regarde, miserable,
Que ta condition est pauvre et peu durable.

Où vont les plus grands Rois et plus grands Empereurs?
Mais que sont aujourd'huy les plus grands conquereurs,
Qui par force ont donté, rangeans sous leur puissance
Les trois parts de la terre en serve obeissance?
Is ne sont plus que poudre, et n'en reste sinon
(S'il nous en reste rien) que le son de leur nom,
Qu'ils ont voulu nommer la bonne renommee,
Qui n'est aprés la mort qu'une ombre de fumee.
Mais qui veut en ce monde un bon bruit aquerir
Qui soit loüé de tous et ne puisse perir,
Guerdonne1 la vertu, face punir le vice,
Maintienne le bon droit, exerce la justice,
Detourne du forfait les courages pervers,
Leur proposant la peur de chastimens divers;
Qu'il mette en tous estats 2 la bonne discipline,
Que prestant sa faveur aux hommes de doctrine
Il honore les arts, et qu'il n'ait à mépris
Ceux à qui les neuf Seurs leurs segrets ont apris. 3;
Que droiturier, prudent, liberal, debonnaire,
Ne mesfaisant à nul, tache à tous de bien faire;
Rigoureux aux plus fiers, aux humbles gracieux,
Qu'il ait toujours l'honeur de Dieu devant les yeux
(Qui sont œuvres de paix); son renom et sa gloire
Seront dignes alors d'immortelle memoire,
Et sera mieux famé que quand il auroit mis
En route le pouvoir de cent rois ennemis...

O Rois! pensés à vous; et, puis que Dieu vous done
Le beau don de la paix, chacun de vous s'adone 5
A l'aimer et garder. Qui premier l'enfreindra,
Qu'il tombe à la mercy du Roi qu'il assaudra ;
Que de son ennemy son païs soit la proye:
Qu'en son trone royal jamais ne se revoye;

1. Guerdon signifiait récompense. Vient du haut allemand. Voir LITTRẺ, Dictionnaire de la Langue française.

2. Dans toutes les conditions et tous les rangs de la société.

3. C'est là un des lieux communs de la poésie. Voyez BOILEAU, Ép. I. 4. Route ou roupte, de rumpere. Ce mot a fait place à déroute.

5. Que chacun de vous...

Jamais ceux de son sang n'y puissent revenir,
Puis que la douce paix il n'a sceu maintenir 1.

(Poèmes, liv. V.)

LES MUSES AU POÈTE

SONNET

Un jour, quand de l'yver l'ennuieuse froidure
S'atiedist, faisant place au printemps gracieux,
Lorsque tout rit aux champs, et que les prez joycux
Peignent de belles fleurs leur riante verdure;

Pres du Clain 2 tortueux, sous une roche obscure,
Un doux somme ferma d'un doux lien mes yeux.
Voicy, en mon dormant, une clairté des Cieux
Venir l'ombre enflamer d'un lumiere pure 3,

Voicy venir des Cieux, sous l'escorte d'Amour,
Neuf nymphes qu'on eust dit estre toutes jumelles ;
En rond aupres de moy elles firent un tour;

Quand l'une me tendant de myrle un verd chapeau *,
Me dit: Chante d'amour d'autres chansons nouvelles,
Et tu pourras monter à nostre sainct coupeau 3.

(Amours de Francine, Ier liv.)

ÉPITAPHE DU COMTE DE BRISSAC

SONNET

Brissac, le vaillant fils d'un sage vaillant pere,

Pouvcit bien, casanant, du labeur paternel
Cueillir l'aise et le fruit; mais n'aimant rien de tel,
Haït le mol repos comme dure misere.

En tenant de vertu le sentier non vulgaire,
Brave, se couronna d'un laurier eternel,

1. Tous les poètes du temps ont soupiré après la paix et l'ont appelée ou chantée. Voyez R. BELLEAU, RONSARD, etc. 2. Affluent de la Vienne.

3 Voici que, pendant mon sommeil, une lumière céleste vient éclairer l'ombre. - Ces deux vers, contournés et pesants, n'ont pas l'allure aisée et harmonieuse de la première strophe. Le sonnet d'ailleurs a le dessin net, les parties se lient et s'équilibrent bien. C'est comme l'esquisse d'une ode d'Horace ou de telle pièce de Properce.

4. Couronne. Le moyen âge dit aussi en ce sens chapelet. (Étym.: caput.) 5. Sommet d'une colline. Semble, comme coupole, venir d'une assimilation à une coupe (cuppa) renversée.

6. Inusité aujourd'hui. Étymol.: casa. D'où casanier. DU BELLAY a dit:

Je hais plus que la mort un jeune casanier

Qui ne sort jamais hors, sinon aux jours de feste.

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Qui se vend pour la mort 1, quand, jeune colonel,
Ouvroit aux vieux soldats le chemin de bien faire :
Quand devant Musidan, Musidan l'exccré,
Apres mille hasards encourus à son gré,
Gagna si beau lo yer 2 en perdant sa jeunesse.
Pleurons nostre domage, et louons son bonheur;
Car jeune, en bien mourant, seul il a plus d'honneur
Que mille bien vaillans, qui sont morts en vieillesse.

SIXAINS MORAUX

Eusses-tu pour voler des ælles
Jusqu'aux demeures eternelles,
De Dieu ne cherche la grandeur.
Dieu tout sçavant, tout bon, tout sage,
Emplist le tout de son ouvrage
D'incomprenable resplendeur 3.

Pardonner au mal, c'est mal faire.
Qui à propos ne se peut taire,
Parler à propos il ne sçait.

N'a point d'amy, qui par trop s'aime;
Qui sert autruy, se sert soy-mesme;
Plaisir reçoit qui plaisir fait.

Tout l'été chanta la cigale;
Et l'hyver elle eut la faim vale":
Demande à manger au fourmi5.
«Que fais-tu tout l'été ? Je chante.
Il est hyver dance, faineante 6. »
Apprend des bestes, mon ami.

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(Les Mimes", enseignements et proverbes.)

1. Qui se vend et s'achète en échange (pro) de la mort.

Qui vita bene credat emi, quò tendis, honorem (Virgile, En., IX, 205).
Vitamque volunt pro laude pacisci (Ibid., V, 230).

2. Loyer, salaire. Etymol.: locarium, prix du gìte.

3. Aucun des deux mots n'est resté Montaigne a employé le premier. 4. Faim-walle, faim subite et maladive des chevaux. Etym.: soit fames caballi (d'où faim-calle, qu'on dit aussi); soit faim gwall (en bas breton, mauvais), répondrait à male faim. Faim gale qui s'est dit à produit fringale.

5. Fourmi (et fourmis, employé par La Fontaine) était masculin. Voir AMYOT, MONTAIGNE, etc.

6. Prononcez fainante.

7. Ainsi nommés parce qu'ils contiennent, comme les Mimes latins, un enseignement moral. Ce recueil est divisé en quatre livres, et contient 1660 sixains. Il contient plusieurs fables que La Fontaine a imitées (Fables, I, 17; II, 5, 13; IV, 13, (6.)

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