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Aux harpons indiens ils portent pour épaves1
Leurs habits déchirés sur leurs corps refroidis.
Les savants officiers, la hache à la ceinture,
Ont péri les premiers en coupant la mâture:
Ainsi, de ces trois cents, il n'en reste que dix!

Le capitaine encor jette un regard au pôle
Dont il vient d'explorer les détroits inconnus.
L'eau monte à ses genoux et frappe son épaule ;
Il peut lever au ciel l'un de ses deux bras nus.
Son navire est coulé, sa vie est révolue 2:
Il lance la bouteille à la mer, et salue
Les jours de l'avenir qui pour lui sont venus.

Il sourit en songeant que ce fragile verre
Portera sa pensée et son nom jusqu'au port;
Que d'une île inconnue il agrandit la terre;
Qu'il marque un nouvel astre et le confie au sort;
Que Dieu peut bien permettre à des eaux insensées
De perdre des vaisseaux, mais non pas des pensées,
Et qu'avec un flacon il a vaincu la mort.

Tout est dit. A présent, que Dieu lui soit en aide!
Sur le brick englouti l'onde a pris son niveau 3,
Au large flot de l'est le flot de l'ouest succède,
Et la bouteille y roule en son vaste berceau.
Seule dans l'Océan la frêle passagère
N'a pas pour se guider une brise légère;
Mais elle vient de l'arche et porte le rameau.

Les courants l'emportaient, les glaçons la retiennent,
Et la couvrent des plis d'un épais manteau blanc.
Les noirs chevaux de mer la heurtent, puis reviennent
La flairer avec crainte, et passent en soufflant.
Elle attend que l'été, changeant ses destinées,
Vienne ouvrir le rempart des glaces obstinées,"

4

Et vers la ligne ardente elle monte en roulant.

1.Epave, chose perdue, et non réclamée, dont la propriété appartient a l'Etat. Epave maritime, objet que la mer rejette sur ses bords. Etym.: ex, pavidus, parce que épave s'est appliqué d'abord aux bêtes effrayées et égarées.

2. Qui a achevé sa révolution; achevé, complet.

3. Sa surface s'est aplanie; elle s'est nivelée, équilibrée. libella, diminutif de libra.

Etym.: latin

4. Ou la ligne équinoxiale; ou, par convention, la ligne; ou l'équateur.

Un jour, tout était calme, et la mer Pacifique,
Par ses vagues d'azur, d'or et de diamant,
Renvoyait ses splendeurs au soleil du tropique.
Un navire y passait majestueusement;

Il a vu la bouteille aux gens de mer sacrée :
Il couvre de signaux sa flamme diaprée,
Lance un canot en mer et s'arrête un moment.

Mais on entend au loin le canon des corsaires;
Le Négrier va fuir s'il peut prendre le vent.
Alerte et coulez bas ces sombres adversaires!
Noyez or et bourreaux du couchant au levant!
La frégate reprend ses canots et les jette
En son sein, comme fait la sarigue inquiète 1,
Et par voile et vapeur vole et roule en avant.

1

Seule dans l'Océan, seule toujours! - Perdue
Comme un point invisible en un mouvant désert,
L'aventurière passe errant dans l'étendue,
Et voit tel cap secret qui n'est pas découvert.
Tremblante voyageuse à flotter condamnée,
Elle sent sur son col que depuis une année
L'algue et les goëmons 2 lui font un manteau vert.

Un soir enfin, les vents qui soufflent des Florides
L'entraînent vers la France et ses bords pluvieux.
Un pêcheur accroupi sous des rochers arides
Tire dans ses filets le flacon précieux.

Il court, cherche un savant et lui montre sa prise,
Et, sans l'oser ouvrir, demande qu'on lui dise
Quel est cet élixir 3 noir et mystérieux.

Quel est cet élixir? Pêcheur, c'est la science,
C'est l'élixir divin que boivent les esprits,
Trésor de la pensée et de l'expérience;
Et, si tes lourds filets, ô pêcheur, avaient pris
L'or qui toujours serpente aux veines du Mexique,

1. Animal mammifère de l'ordre des marsupiaux (marsupium, bourse), par ex., le kanguroo, dont la femelle a sous le ventre une poche dans laquelle elle porte ses petits. Voyez la fable 1, livre II, de Florian.

2. Goémon, appelé aussi varech, herbe marine comme l'algue (aiga)

3. Elixir, préparation pharmaceutique distillée. Etym.: al, le, aksir, quintessence (arabe).

Les diamants de l'Inde et les perles d'Afrique,
Ton labeur de ce jour aurait eu moins de prix '.
(Les Destinées, VIII. Calmann Lévy, éditeur.)

A. DE MUSSET

1810-1857

Alfred DE MUSSET naquit, vécut et mourut à Paris. Plus jeune de dix ou quinze ans que Lamartine, V. Hugo et A. de Vigny, il se jeta, au sortir du collège, dans la mêlée du romantisme, les Contes d'Espague et d'Italie à la main, avec une pétulance audacieuse et fantasque,

Aimant, aimé de tous, ouvert comme une fleur.

Ce fut une première échappée de jeunesse sous laquelle perçaient et étincelaient l'imagination et la sensibilité qui étaient en lui. Les Poésies diverses (1831), un Spectacle dans un Fauteuil (1833) tinrent toutes ces promesses de son génie. Il les dépassa depuis, il heurta le fond de vase et de gravier des plaisirs fiévreux, et alors, blessé, il trouva dans les Nuits d'incomparables accents qui le mettent, sans qu'il ait repris le nom d'Elégies, à côté ou au-dessus de Lamartine et d'André Chénier. Rolla, les Stances à la Malibran, l'Espoir en Dieu, etc., et, en prose, des Nouvelles, des Contes, des Comédies ou Proverbes, jouées tard, mais toujours jouées depuis, complètent

son oeuvre.

Génie capricieux et charmant, plein de feu, de verve et de mélancolie, il a l'éclat et la grace, la tendresse et l'élévation. Nul n'a donné plus d'eloquence à la passion; nul n'a peint à plus larges traits la nature dans le sein de laquelle il verse ses joies et ses amertumes; nul depuis Chénier n'a su mieux rendre, en des vers brillants et purs, la fraîcheur et le parfum à ce monde de divinités et d'allégories dont la poésie antique animait celle qu'il aime à appeler « l'immortelle nature ». Tout en imitant souvent Byron dans son allure, il se rêvait Grec, comme Chénier, en ce Paris qu'il n'a jamais quitté :

Grèce, ô mère des arts, terre d'idolâtrie,

De mes vœux insensés éternelle patrie,

J'étais né pour ces temps où les fleurs de ton front
Couronnaient dans les mers l'azur de l'Hellespont.

Je suis un citoyen de tes siècles antiques:
Mon âme avec l'abeille erre sous tes portiques.
(Les Vœux stériles.)

En dépit de ses premières incartades, il est, pour le style, de la lignée de Régnier, et aussi, quoi qu'il en semble, de Malherbe, de La Fontaine, de Molière, par cette langue franche, brillante

1. Le poète a fait de l'expression d'une idée abstraite une allégorie or:ginale et touchante, développée en un large récit et en tableaux successifs. C'est le « drame» de la bouteille. Les vers graves, pleins, grandioses, émus, y abondent.

et ferme, par ces larges coulées de vers sonores et pleins, Molière mettait son âme sur les lèvres d'Alceste; A. de Musset, dans l'indépendance de la poétique nouvelle, chante en son nom ce qu'il sent et ce qu'il souffre; mais l'éloquence du cœur ne les fait-elle pas frères? Et A. de Musset ne prétendait-il pas lui-même relever de la vieille école française de Régnier, de Molière et de La Fontaine? (Voir nos dernières citations; voir dans notre Recueil de Prosateurs, p. 635, ce qu'en dit M. Nisard.)

CHŒUR DE SOLDATS

Telles par l'ouragan les neiges flagellées
Bondissent en sifflant des glaciers aux vallées,
Tels se sont élancés, au signal du combat,
Les enfants du Tyrol et du Palatinat.
Maintenant l'empereur a terminé la guerre.
Les cantons sur leur porte ont plié leur bannière.
Écoutez, écoutez: c'est l'adieu des clairons;
C'est la vieille Allemagne appelant ses barons.
Remonte maintenant, chasseur du cerf timide;
Remonte, fils du Rhin, compagnon intrépide;
Tes enfants sur ton cœur vont venir se presser.
Sors de ta lourde armure, et va les embrasser.

Soldats, arrêtons-nous. C'est ici la demeure
Du capitaine Frank, du plus grand des soldats.
Notre vieil empereur l'a serré dans ses bras.
Couronné par le peuple, il viendra tout à l'heure
Souper dans ce palais avec ses compagnons.
Jamais preux 2 chevalier n'a mieux conquis sa gloire.
Il a, seul, près d'Inspruck', emporté l'aigle noire",
Du cœur de la mêlée, aux bouches des canons.
Vingt fois ses cuirassiers l'ont cru, dans la bataille,
Coupé par les boulets, brisé par la mitraille.

1. Remonte de la plaine dans tes montagnes.

2. Racine probus? Prouesse, racine probitas?

3. Innsbruck en allemand (Pont de l'Inn), capitale du Tyrol.

4. L'aigle à deux têtes, que l'Autriche a mise sur son drapeau, et qui dit,

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Lorsque le régiment des hallebardiers passe,

Le vertige me prend moi-même dans les airs,

En regardant marcher cette forêt d'éclairs ».

et auquel répond par un cri de liberté

L'aigle montagnard, l'aigle orageux de l'espace,

(V. HUGO, Légende des siècles, première série, Le Régiment du baron Madruge.) Comparez cette pièce de V. HuGo, et le Camp de Wallenstein de Schiller (Wallenstein, première partie).

Il avançait toujours, toujours en éclaireur;
On le voyait du feu sortir comme un plongeur.
Trois balles l'ont frappé ; sa trace était suivie;

Mais le dieu des hasards n'a voulu de sa vie

Que ce qu'il en fallait pour gagner ses chevrons 1,
Et pouvoir de son sang dorer ses éperons 2.

(Premières poésies. Un spectacle dans un fauteuil : La
coupe et les lèvres, poème dramatique, Ill, 1.
Charpentier, éditeur.)

L'ÉTOILE DU SOIR

Pâle étoile du soir, messagère lointaine,
Dont le front sort brillant des voiles du couchant;
De ton palais d'azur au sein du firmament,
Que regardes-tu dans la plaine?

La tempête s'éloigne et les vents sont calmés.
La forêt, qui frémit, pleure sur la bruyère;
Le phalène3 doré, dans sa course légère,
Traverse les prés embaumés.

Que cherches-tu sur la terre endormie?
Mais déjà sur les monts je te vois t'abaisser;
Tu fuis en souriant, mélancolique amie,
Et ton tremblant regard est près de s'effacer.

Etoile qui descends sur la verte colline,
Triste larme d'argent du manteau de la nuit,
Toi que regarde au loin le pâtre qui chemine,
Tandis que pas à pas son long troupeau le suit;
Etoile, où t'en vas-tu dans cette nuit immense?
Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux ?
Ou t'en vas-tu si belle, à l'heure du silence,

Tomber comme une perle au sein profond des eaux?
(Premières poésies. Le saule, fragment.

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tier, éditeur.)

Charpen

1. Chevrons (racine capreolus: 10 chevreuil, chamois; 20 contre-fiches divergentes comme les cornes du chamois, sur lesquelles repose le toit) sign fie, par assimilation ce dernier sens, des bandes de galon divergentes et disposées en angle, et qui, superposées, chiffrent les années de

service.

2. Gagner par ses blessures les éperons d'or d'officier.

3. Papillon de nuit. Tel est le sens du mot grec, pahava, traduit en fran çais. Victor HUGO a dit (Ballades, IX): «le nocturne phalène ». Les dictionnaires de l'Académie et de Littré le font féminin.

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