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As-tu esteint en nous ton sanctuaire? Non,
De nos temples vivans sortira ton renom.

1

« Tel est en cet estat le tableau de l'eglise ;
Elle a les fers aux pieds, sur la gehenne 2 assise,
A sa gorge la corde et le fer inhumain,

Un pseaume dans la bouche, et un luth en la main.

«Que ceux qui ont fermé les yeux à nos miseres,
Que ceux qui n'ont point eu d'oreille à nos prieres,
De cœur pour secourir, mais bien pour tourmenter,
Point de main pour donner, mais bien pour nous oster,

« Trouvent tes yeux fermez à juger leurs miseres,
Ton oreille soit sourde en oyant leurs prieres;
Ton sein ferré 3 soit clos aux pitiez, aux pardons;
Ta main seche, sterile aux bienfaicts et aux dons.

«Ils ont pour un spectacle et pour jeu le martyre;
Le meschant rit plus haut que le bon n'y souspire.
Ne partiront jamais du throsne où tu te sieds
Et la Mort et l'Enfer qui dorment à tes pieds ? »
(Ibid., livre I, fin).

LE JUGEMENT DERNIER

L'heure du Jugement dernier a sonné. De toutes parts la terre et les tombeaux s'ouvrent, les corps reprennent vie et

Tous sortent de la mort comme l'on sort d'un songe. Ils se rassemblent au pied du trône de Dieu

Rayonnans de saincte majesté.

Les bons sont à droite, les criminels à gauche :
Voicy le grand heraut d'une estrange nouvelle,
Le messager de mort, mais de mort eternelle.
Qui se cache? qui fuit devant les yeux de Dieu ?
Vous, Caïns fugitifs, où trouverez-vous licu ?
Quand vous auriez les vents collez sous vos aisselles
Ou quand l'aube du jour vous presteroit ses aisles,
Les monts vous ouvriroient le plus profond rocher,

1. Les cœurs sont les temples vivants de Dieu.

2. D'où la contraction gêne. Torture, instrument de torture. Donner la gêne. 3. Ferreus, Tibulle, I. 10, v. 2:

Quàm ferus et verè ferreus ille fuit!

Quand la nuict tascheroit en sa nuict vous cacher,
Vous enceindre la mer, vous enlever la nue,
Vous ne fuirez de Dieu ni le doigt ni la veüe...........
« Pourquoy (dira le feu) avez-vous de mes feux,
Qui n'estoient ordonnez1 qu'à l'usage de vie,
Faict des bourreaux, valets de vostre tyrannie?
L'air encor une fois contr'eux se troublera,
Justice au juge sainct, trouble, demandera,
Disant: « Pourquoy, tyrans et furieuses bestes,
M'empoisonnastes-vous de charongnes, de pestes
Des corps de vos meurtris ? Pourquoy, diront les eaux,
Changeastes-vous en sang l'argent de nos ruisseaux ? »
Les monts qui ont ridé le front à vos supplices:

« Pourquoy nous avez-vous rendus vos precipices 2 ? »
« Pourquoy nous avez-vous, diront les arbres, faicts
D'arbres delicieux, execrables gibets 3 ? ».....

O enfans de ce siecle, o abusez mocqueurs *,
Imployables esprits, incorrigibles cœurs,
Vos esprits trouveront en la fosse profonde
Vray ce qu'ils ont pensé une fable en ce monde.
Ils languiront en vain de regret sans mercy.
Vostre ame à sa mesure 6 enflera de soucy.
Qui vous consolera? L'amy qui se desole
Vous grincera les dents au lieu de la parole.

Les Saincts vous aimoient-ils ? un abyme est entr' cux;
Leur cœur ne s'esmeut plus; vous estes odieux.
Mais n'esperez-vous point fin à vostre souffrance?
Poinct n'eclaire aux enfers l'aube de l'esperance.
Dieu auroit-il sans fin esloigné sa merci ?
Qui a peché sans fin souffre sans fin aussi.
La clemence de Dieu fait au ciel son office,
11 deploye aux enfers son ire et sa justice.
Transis, desesperés, il n'y a plus de mort
Qui soit pour vostre mer des orages le port:
Que si vos yeux de feu jettent l'ardente veüe

1. Disposé dans l'ordre de la nature.

2. Pourquoi avez-vous fait de nous des précipices, d'où on vous jetait ! 3. On connaît la belle prosopopée de la Nature dans Lucrèce (De Nat. rerum, III, 944-99). Cette prosopopée des éléments, armés contre les persécuteurs, a un caractère de merveilleux étrange et farouche, en harmonie avec la scène où elle a sa place.

4. Incrédules, aujourd'hui détrompés, qui nous railliez.

5. Montaigne avait dit: une âme forte et imployable.

. Ad modum, admodum, complètement, autant qu'elle le pourra. 7. Pénétrés (trans, ire) de froid, puis de peur: la peur glace.

A l'espoir du poignard, le poignard plus ne tue.
Que la mort (direz-vous) estoit un doux plaisir!
La mort morte ne peut vous tuer, vous saisir.
Voulez-vous du poison? en vain cet artifice :
Vous vous precipitez ? en vain le precipice:
Courez au feu brusler? le feu vous gelera;
Noyez-vous? l'eau est feu, l'eau vous embrasera ;
La peste n'aura plus de vous misericorde ;
Estranglez-vous? en vain vous tordez une corde;
Criez après l'enfer ? de l'enfer il ne sort
Que l'eternelle soif de l'impossible mort 1.

PASSERAT

1534-1602

(Ibid., livre VII.)

JEAN PASSERAT, de Troyes, Champenois comme Pithou et La Fontaine, jurisconsulte comme l'un, poète comme l'autre, est une des physionomies les plus originales de la seconde partie du xviesiècle. Elève de Cujas à Bourges, latiniste consommé et successeur de Ramus au Collège de France, anti-ligueur, anti-espagnol, anti-allemand, Français avant tout, un des inspirateurs et des principaux collaborateurs, en vers et en prose, de la Satire Ménippée; il sema et égaya de poésies latines et françaises sa vie laborieuse de professeur et de savant; il fit des élégies comme Marot et Ronsard, des sonnets comme tout le monde, amoureux, patriotiques, satiriques, des épigrammes, des epitaphes, des « étrennes », au hasard des événements et de l'inspiration. Il a des vers pour la chasse et les chiens, des vers pour un oiseau mort, pour l'Espérance grandes ailes vertes », pour le Dieu des procès. Il a tour à tour ou à la fois la fantaisie, la grâce, la verve, le sel, à l'occasion une pointe de la gaieté que la vigne donnait au vieil Olivier Basselin du xve siècle. Son vers plus sobre que ceux de l'école de Ronsard, plus châtié, et naturellement déjà moins archaïque que ceux de l'école de Marot, n'est d'aucune école. Passerat est un indépendant qui va de sa vive et franche allure à droite et à gauche: au milieu de ses livres, il chante le mois de mai et chansonne l'Espagnol, ami de la science, de la nature et de la France.

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LE ROSSIGNOL

Viens, ami, viens te promener
Dans ce bocage,

1.Jamais le fanatisme n'a revêtu de plus éclatante poésie une plus âpre et plus furieuse éloquence. C'est, de poète à poète, la revanche des invectives de Ronsard.

Entens les oiseaux jargonner
De leur ramage.

Mais escoute comme sur tous
Le rossignol est le plus doux,
Sans qu'il se lasse.

Oublions tout deuil, tout ennuy
Pour nous resjouir comme luy :
Le temps se passe 1.

(Ode du premier jour de may.)

LA GUERRE

SONNET

Quelle est ceste influence? et de quelles planettes
Descend ce changement cause de tant de maus?
Peut bien souffrir Cérés emmener les chevaus
Du labour à la guerre, et brusler les charettes?

1. Mai, les roses, le rossignol, l'alouette, la fraîcheur, les grâces, les joies de la nature au printemps ont été mille fois chantés par les poètes, au moyen âge et au xvie siècle. Cette strophe, demi joyeuse, demi melancolique, échappée du milieu des livres du docte professeur, mériterait d'être renommée et répétée comme la strophe qui a immortalisé Bertaut. On ferait un joli bouquet de ces fleurs printanières de notre poésie. En voici deux ou trois, détachées de la poésie antérieure à Ronsard : MARIE DE FRANCE (XIIe siècle) dans le lai du rosssignol, que son langage archaïque nous empêche de citer, dit :

Tant doucement le oi la nuit

Que mut me semble grand deduit (séduction, plaisir).
Tant me delit (delectat), et tant le voil (veux)
Que je ne puis dormir del oil.

ALAIN CHARTIER (XVe siècle) :

Tout autour oiseaulx volletoient,

Et si tres doulcement chantoient

Qu'il n'est cueur qui n'en fust joieux,

Et en chantant dans l'air montoient.

De bleu se vestoient les cieulx,

Et le beau soleil cler luisoit.

Violettes croissoient par lieux.............

Les arbres regarday flourir

Et lievres et connins (lapins) courir.

Du printemps tout s'e jouissoit;

Et en bruiant par la vallee

Ung petit ruisselet passoit

Dont l'eau estoit comme perlee.

PELLETIER DU MANS (voir les Poètes du xvie siècle, tableau préliminaire

Alors que la vermeilhe aurore

Le bord de notre ciel colore,
L'alouete, en ce meme point,
De sa gentile voés honore
La foeble lumière qui poînt.
Tant plus ce blanc matin eclère.
Plus d'ele la voés se fait clère:
Et samble bien, qu'en s'eforçant
D'un bruit vif ele veulhe plere
Au soleilh qui se vient haussant

On ne voit par les champs qu'enseignes et cornettes 1;
En la ville on ne voit que brebis et pourceaus,

En la ville on n'oit plus que vaches et taureaus,

On n'oit plus par les champs que tambours et trompettes.

De la ville s'en vont trafiques et marchants,

En la ville s'en vient le bon-homme des champs,
Emportant à son col sa charrue inutile.

Que le ciel faict d'horreur sur la France pleuvoir!
Delbene, en nostre temps eussions nous pensé voir
La ville dans les champs et les champs dans la ville 3!

CONTRE LES ESPAGNOLS

SONNET

Mais où est maintenant ceste puissante armee 5,
Qui sembloit en venant tous les dieux menacer?
Et qui se promettoit de rompre et terrasser
La noblesse françoise avec son prince armee?

Ce superbe appareil s'en retourne en fumee,
Et ce duc qui pensoit tout le monde embraser,
Est contraint, sans rien faire, en Flandre rebrosser 6;
Il a perdu ses gens, son temps, sa renommee.

Henry, nostre grand roy, comme un veneur le suit,
Le presse, le talonne; et le renard s'enfuit,

Le menton contre terre, honteux, despit et blesme 7.

Espagnols, apprenés que jamais estranger
N'attaque le François qu'avec perte et danger:

Le François ne se vainc que par le François mesme.

1. Cornette. 10 Sorte de coiffure en pointe de corne ou cornet; 20 étendard de cavalerie ayant cette forme, comme ici; 30 compagnie de cavalerie; 40 officier de cette compagnie,

2. Aujourd'hui trafic, commerce. Étym.: tra, vices (échanges).

3. Les images précises. les contrastes crus de ce court tableau sont plus expressifs et aussi éloquents que les invectives contre la guerre civile, lieu commun de la poésie. On y reconnait le ton à la fois demisérieux, demi-narquois, et toujours sincere et franc, des Ménippéens. 4. Appelés en France et soudoyés par les Ligueurs.

5. L'armée du duc de Parme, en retraite devant Henri IV.

6. On a dit rebourser, reborser; aujourd'hui rebrousser (actif ou neutre) Etym.: rebours, contre-poil des étoiles.

7. Despit, aujourd'hui dépité. Etymol.: despicere, despectus. - Blême, très pâle. Même étymol. que bleu: vient du haut-allemand.

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