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assez, certes, non pas pour le placer au nombre des grands poëtes, mais du moins pour le sauver des mépris encourus par les mauvais. Et pourtant ils ne lui ont pas été épargnés, on l'a déjà rappelé, dans les âges littéraires qui l'ont suivi, et, chez les modernes, Montaigne', qui leur a fait écho, n'a pas peu contribué à les propager. La poésie de Cicéron a rencontré tardivement un apologiste inespéré dans Voltaire, qui défendait en lui, et de tous points, le héros de sa Rome sauvée. Il l'a trop défendu, assurément, en niant l'authenticité d'un de ses vers qui est des plus authentiques et en allant jusqu'à dire qu'il a balancé la réputation de Lucrèce. Entre ces éloges exagérés et des critiques également excessives, il faut garder le sage milieu où se sont tenus le savant, le judicieux éditeur et traducteur de Cicéron, M. Le Clerc, son éloquent biographe, M. Villemain2. Nous ne pouvons mieux conclure que par les propres paroles de ce dernier : « Les vers de Cicéron, trop méprisés par Juvenal, trop loués par Voltaire, sont loin de l'élégance de Virgile, et n'ont pas la force de Lucrèce. Ni la poésie ni l'éloquence n'étaient encore formées chez les Romains, et il suffisait à Cicéron d'être le plus grand orateur de Rome. »

VI

On ne peut oublier, en parlant de Cicéron, son frère Quintus, qui fut avec lui en communauté de toutes choses, grandes charges de l'État (il s'y éleva en 691 jusqu'à la préture), sentiments politiques, amis et ennemis, succès et revers, proscription même. Mais ce qu'il convient de rappeler ici, c'est qu'il partagea ses goûts littéraires et particulièrement ses préoccupations poétiques, versifiant sans

1. Essais, II, 10: « Ne scais comment l'excuser d'avoir estimé sa poésie digne d'estre mise en lumière : ce n'est pas grande imperfection que de faire mal des vers; mais c'est une imperfection de n'avoir pas senty combien ils estoyent indignes de la gloire de son nom. »

2. Notice sur Cicéron, Biographie universelle; Mélanges.

relâche, même dans les Gaules, quand, l'un des lieutenants de César, il y gagnait honorablement sa place dans les Commentaires; on peut ajouter, sans témérité, même dans son gouvernement d'Asie. Il figure fréquemment, comme ami des lettres, ami des vers, dans les écrits de Cicéron, et nonseulement dans sa correspondance, mais dans ses discours, dans ses divers traités. On sait maintenant par un ancien scoliaste qu'a publié, en 1814, le cardinal Angelo Mai, et par M. Le Clerc, qui a donné une grande publicité1 à ce fait curieux, qu'il présidait en qualité de préteur le tribunal devant lequel fut prononcée la célèbre défense du poëte Archias. Une telle circonstance, longtemps ignorée, ajoutera désormais un intérêt tout particulier à ce que disait l'orateur des goûts littéraires de son juge, si conformes aux siens propres. J'ai eu occasion de rappeler précédemment3 un agréable début du De Legibus où Quintus, qui parle en poëte, est traité comme tel par ses amis: il joue le même rôle dans un autre début, également plein d'agrément, d'un des livres du De Finibus. La scène se passe à Athènes, dans le jardin de l'Académie. On s'entretient des idées que réveille en foule l'aspect de cette ville, où, dit-on ingénieusement, on ne peut faire un pas sans marcher sur quelque souvenir; chacun parle de préférence des lieux qui l'attirent le plus les philosophes, de ces ombrages vénérables sous lesquels avaient erré Platon, et après lui Speusippe, Xénocrate, Polémon; les orateurs, de cette tribune qui vit Démosthène luttant contre Eschine, de cette mer dont il haranguait les flots, de ce rivage illustré par le tombeau de Périclès. Quintus prend à son tour la parole et dit :

4

En venant ici, je me sertais attiré vers ce bourg de Colone que Sophocle habita; j'y croyais voir encore ce grand poëte pour qui j'ai tant d'admiration et tant d'amour; mon imagination remontait encore plus haut vers les temps anciens, et se représentait OEdipe, arrivant dans ces mêmes lieux, et démandant à sa fille, en vers de la plus douce harmonie, quelle est la contrée où il est parvenu. C'était, je le sais bien, une vaine illusion, mais elle n'a pas laissé de m'émouvoir.

1. Voyez son Cicéron, édit. de 1827, t. XII, p. 10. 2. Pro Arch. poet., c. I, II, 3. P. 424.

4. L. V, C. I, II.

assez, certes, non pas pour le placer au nombre des grands poëtes, mais du moins pour le sauver des mépris encourus par les mauvais. Et pourtant ils ne lui ont pas été épargnés, on l'a déjà rappelé, dans les âges littéraires qui l'ont suivi, et, chez les modernes, Montaigne1, qui leur a fait écho, n'a pas peu contribué à les propager. La poésie de Cicéron a rencontré tardivement un apologiste inespéré dans Voltaire, qui défendait en lui, et de tous points, le héros de sa Rome sauvée. Il l'a trop défendu, assurément, en niant l'authenticité d'un de ses vers qui est des plus authentiques et en allant jusqu'à dire qu'il a balancé la réputation de Lucrèce. Entre ces éloges exagérés et des critiques également excessives, il faut garder le sage milieu où se sont tenus le savant, le judicieux éditeur et traducteur de Cicéron, M. Le Clerc, son éloquent biographe, M. Villemain 2. Nous ne pouvons mieux conclure que par les propres paroles de ce dernier : « Les vers de Cicéron, trop méprisés par Juvenal, trop loués par Voltaire, sont loin de l'élégance de Virgile, et n'ont pas la force de Lucrèce. Ni la poésie ni l'éloquence n'étaient encore formées chez les Romains, et il suffisait à Cicéron d'être le plus grand orateur de Rome. »

VI

On ne peut oublier, en parlant de Cicéron, son frère Quintus, qui fut avec lui en communauté de toutes choses, grandes charges de l'État (il s'y éleva en 691 jusqu'à la préture), sentiments politiques, amis et ennemis, succès et revers, proscription même. Mais ce qu'il convient de rappeler ici, c'est qu'il partagea ses goûts littéraires et particulièrement ses préoccupations poétiques, versifiant sans

1. Essais, II, 10: « Ne scais comment l'excuser d'avoir estimé sa poésie digné d'estre mise en lumière : ce n'est pas grande imperfection que de faire mal des vers; mais c'est une imperfection de n'avoir pas senty combien ils estoyent indignes de la gloire de son nom. »

2. Notice sur Cicéron, Biographie universelle; Mélanges.

relâche, même dans les Gaules, quand, l'un des lieutenants de César, il y gagnait honorablement sa place dans les Commentaires; on peut ajouter, sans témérité, même dans son gouvernement d'Asie. Il figure fréquemment, comme ami des lettres, ami des vers, dans les écrits de Cicéron, et nonseulement dans sa correspondance, mais dans ses discours, dans ses divers traités. On sait maintenant par un ancien scoliaste qu'a publié, en 1814, le cardinal Angelo Mai, et par M. Le Clerc, qui a donné une grande publicité1 à ce fait curieux, qu'il présidait en qualité de préteur le tribunal devant lequel fut prononcée la célèbre défense du poëte Archias. Une telle circonstance, longtemps ignorée, ajoutera désormais un intérêt tout particulier à ce que disait l'orateur des goûts littéraires de son juge, si conformes aux siens propres. J'ai eu occasion de rappeler précédemment un agréable début du De Legibus où Quintus, qui parle en poëte, est traité comme tel par ses amis : il joue le même rôle dans un autre début, également plein d'agrément, d'un des livres du De Finibus. La scène se passe à Athènes, dans le jardin de l'Académie. On s'entretient des idées que réveille en foule l'aspect de cette ville, où, dit-on ingénieusement, on ne peut faire un pas sans marcher sur quelque souvenir; chacun parle de préférence des lieux qui l'attirent le plus les philosophes, de ces ombrages vénérables sous lesquels avaient erré Platon, et après lui Speusippe, Xénocrate, Polémon; les orateurs, de cette tribune qui vit Démosthène luttant contre Eschine, de cette mer dont il haranguait les flois, de ce rivage illustré par le tombeau de Périclès. Quintus prend à son tour la parole et dit :

En venant ici, je me sertais attiré vers ce bourg de Colone que Sophocle habita; j'y croyais voir encore ce grand poëte pour qui j'ai tant d'admiration et tant d'amour; mon imagination remontait encore plus haut vers les temps anciens, et se représentait OEdipe, arrivant dans ces mêmes lieux, et démandant à sa fille, en vers de la plus douce harmonie, quelle est la contrée où il est parvenu. C'était, je le sais bien, une vaine illusion, mais elle n'a pas laissé de m'émouvoir.

1. Voyez son Cicéron, édit. de 1827, t. XII, p. 10. 2. Pro Arch. poet., c. I, II, 3. P. 424.

4. L. V, C. I, II.

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Me ipsum huc modo venientem convertebat ad sese Coloneus ille locus, cujus incola Sophocles ob oculos versabatur; quem scis quam admirer, quam eo delecter. Me quidem ad altiorem memoriam OEdipodis huc venientis, et illo mollissimo carmine, quænam essent ipsa hæc loca, requirentis, species quædam commovit, inanis scilicet, sed commovit tamen.

Le langage tenu à Quintus dans le De Oratore1 doit encore être rappelé; il honore son esprit et son talent, une juste part faite d'ailleurs à la partialité fraternelle.

Ne croyez pas, mon cher, mon excellent frère, que je vienne vous poursuivre pour vous faire des leçons, avec un de ces traités de rhétorique qui vous semblent barbares. Rien en effet n'est plus délicat ni plus élégant que votre diction. Mais soit sagesse, comme votre modestie aime à le répéter; soit cette pudeur réservée et timide, qui retenait le père de l'éloquence, Isocrate, ainsi qu'il le rapporte lui-même; soit enfin que vous ayez pensé que c'était assez d'un beau parleur dans une famille, et peut-être même dans une cité tout entière, vous avez toujours reculé devant le rôle d'orateur ....

Cet éloge de grande valeur, décerné par Cicéron: Quid tua potest oratione subtilius aut ornatius esse, n'est démenti ni par les lettres de Quintus que contient le recueil des Épîtres familières3, ni par son livre De petitione consulatus.

Quant aux Annales qu'il avait chargé son frère de corriger et de publier, elles ne se sont pas conservées; on n'en sait pas le sujet, relatif peut-être à la guerre des Gaules; on ne sait même pas si elles étaient rédigées en prose ou

en vers.

L'ambition littéraire de Quintus paraît s'être portée de préférence vers la poésie, la poésie tragique particulièrement. Nous l'entendions tout à l'heure, dans un discours supposé il est vrai, parler en admirateur passionné de Sophocle; il ne l'était pas moins d'Euripide qu'il cite dans ses lettres et dont les vers sentencieux sont pour lui autant d'axiomes: Ego certe singulos ejus versus singula testimonia puto. Etait-ce Sophocle ou Euripide qu'il avait imité dans

1. L. II, c. II. — -2. Trad. de Th. Gaillard.
3. Epist. ad famil. XVI, 8, 16, 26, 27.
4. Cic. Epist. ad Attic. II, 16.

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