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Longin: « Aratus a tâché d'enchérir sur ce dernier vers, en disant :

Un bois mince et léger les défend de la mort.

Mais, en fardant ainsi cette pensée, il l'a rendue basse et fleurie de terrible qu'elle était. Et puis renfermant tout le péril dans ces mots : Un bois mince et léger les défend de la mort, il l'éloigne et le diminue plutôt qu'il ne l'augmente.... Cette censure est-elle bien fondée, et le passage d'Homère renferme-t-il, en effet, la condamnation de celui d'Aratus? Je ne le pense pas. D'abord l'occasion est différente, et ce qui pourrait terminer faiblement la description animée d'une tempête, n'a pas le même inconvénient à la fin d'une peinture plus calme, où il s'agit seulement des dangers et des inquiétudes d'une navigation lointaine. Ensuite Aratus peut être défendu, comme l'attaque Longin, par le passage même d'Homère, où il n'y a pas ce qu'y a introduit Boileau, d'après le célèbre vers de Virgile:

Præsentemque viris intentant omnia mortem1;

mais bien ceci :

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Le vaisseau est couvert d'écume, les vents mugissent dans la voile, un tremblement agite le cœur des matelots, portés çà et là sur les ondes et séparés par un court espace de la mort2..

Je le demande, cela diffère-t-il beaucoup de l'idée trèsnaturelle et très frappante exprimée par Aratus et qui s'est présentée à l'esprit de tant d'autres avant et après lui? Mme Dacier, répétant Longin, ajoute d'après Eustathe, je crois: On dit qu'Anacharsis passant la mer demanda à son pilote de quelle épaisseur étaient les planches du vaisseau. Le pilote lui répondit qu'elles étaient de tant de pouces. Eh bien, repartit Anacharsis, nous ne sommes donc

1. En. I, 91.

2. Voir sur le sens des derniers mots, d'après les anciens, la note de Heyne.

éloignés de la mort que d'autant. C'est précisément ce que
fait entendre Homère et ce qu'ont dit plus expressément,
après Aratus, bien des poëtes qu'on n'en a jamais blâmés,
bien au contraire:

Il avait un cœur dur comme le chêne, entouré d'un triple
airain, celui qui osa commettre aux fureurs de la mer un frêle
esquif.

Illi robur et æs triplex

Circa pectus erat, qui fragilem truci

Commisit pelago ratem '.

Trop hardi fut celui qui le premier fendit de son frêle es-
quif les flots perfides; qui laissa derrière lui sa terre natale
pour abandonner sa vie à l'inconstance des vents et, dans sa
course incertaine à travers les vastes mers, se confia à un mince
bois, ne plaçant entre la vie et la mort qu'une étroite limite!

Audax nimium qni freta primus
Rate tam fragilí perfida rupit;
Terrasque suas post terga videns,
Animam levibus credidit auris;
Dubioque secans æquora cursu,
Potuit tenui fidere ligno,
Inter vitæ mortisque vias

Nimium gracili limite ducto.

Va donc, abandonne aux vents ta vie, mettant ta confiance
dans un peu de bois raboté, séparé de la mort seulement d'une
épaisseur de quatre doigts et, tout au plus, de sept.

I nunc, et ventis animam committe, dolato
Confisus ligno, digitis a morte remotus
Quatuor aut septem, si sit latissima tæda3.

Il manque à cette apologie la citation d'un vers de Cicé-
ron où le trait incriminé ait été bien rendu. Précisément
Cicéron paraît avoir négligé de le reproduire, lui qui plus
ordinairement ajoute à son texte. Tout le passage se
réduit chez lui à ces trois vers, assez faibles, dont le der-
nier toutefois n'est pas sans beauté descriptive:

1. Hor. Od. I, III, 9.

2. Senec. Medea, 301 sqq.
3. Juvénal. Sat. XII, 56 sqq.

Sed tamen anni jam labuntur tempore toto,
Nec cui signorum cedunt, neque flamina vítant,
Nec metuunt canos minitanti murmure fluctus.

Est-il trop minutieux de remarquer que ce minitanti murmure a été emprunté par Lucrèce à Cicéron et à tous deux par Horace? Lucrèce l'a dit du tonnerre dont le bruit n'a pu intimider l'audace de son Épicure

:

Quem neque fama deum, nec fulmina, nec minitanti
Murmure compressit cœlum...;

il l'a dit de la mer que soulève et fait mugir le vent:

Ita perfurit acri

Cum fremitu, sævitque minaci murmure pontus'.

Horace, à son tour, s'en est servi, en parlant du signal belliqueux des clairons que va faire retentir Pollion dans son histoire des guerres civiles:

Jam nunc minaci murmure cornuum
Perstringis aures...."

Cicéron s'est élevé au rang des poëtes les plus habiles à décrire dans quelques passages de sa traduction des Pronostics, de cette production spécialement descriptive, nous l'avons déjà dit. C'est son défaut; mais c'est aussi son mérite. Dédaignée des savants, comme dépourvue d'importance scientifique, elle doit être plus favorablement accueillie des littérateurs auxquels elle offre bon nombre de traits fidèlement, vivement exprimés du spectacle de la nature. Ils ont passé heureusement dans les vers de Cicéron et de Varron d'Atax; puis, de là, par cet intermédiaire, dans les vers de Virgile, leur place définitive.

C'est à Cicéron lui-même que nous devons de pouvoir recommander par quelques citations cette partie de son œuvre poétique. Les Pronostics avaient avec les présages de la divination une analogie qui lui a permis de les faire

1. De Nat. rer. I, 69, 276.

2. Od. II, 1, 17.

alléguer1, sous la forme nouvelle qu'il leur avait donnée, après Aratus, par son frère Quintus, le défenseur, dans le De Divinatione, de l'art des augures. Les vers que rappelle complaisamment Quintus, traduits ou imités librement, soutiennent, c'est une véritable gloire, et soutiennent sans désavantage le parallèle avec ceux d'Aratus 2. Ce qui ne les honore pas moins, c'est qu'ils ne sont pas effacés par ceux de Varron d'Atax, devenus en grande partie la propriété de Virgile.

C'est d'abord le tableau, d'une vivacité pittoresque, de la mer qui se soulève, des rochers qui blanchissent et résonnent à l'envi des flots murmurants, des bruits excités par le vent sur les montagnes et renvoyés, redoublés par les ro

chers:

Atque etiam ventos præmonstrat sæpe futuros
Inflatum mare, quum subito penitusque tumescit,
Saxaque cana, salis niveo spumata liquore,
Tristificas certant Neptuno reddere voces ;
Aut densus stridor quum celso e vertice montis
Ortus, adaugescit scopulorum sepe3 repulsus.

Il y a là bien des expressions dont on pourrait louer justement le choix, la place, l'effet imitatif. Je n'en veux relever qu'une seule, certant, qui prête poétiquement aux rochers qu'elle anime une sorte d'émulation à répéter ces bruits lointains de la mer.

Ce qui suit ne peint point avec moins de vérité et de beauté poétique la foulque fuyant de la mer vers le rivage, et par ses cris annonçant la venue prochaine de la tempête :

Cana fulix itidem fugiens e gurgite ponti,

Nuntiat horribiles clamans instare procellas.

1. De Divinat. I, 7, 8, 9.

2. Voyez particulièrement chez le poëte grec les vers 177, 210 et suivants.

3. De sepes ou seps, ancienne leçon judicieusement et savamment adoptée par M. Le Clerc. Voyez sa note et celle de M. Clavel, p. 103.

4. Cf. Lucret. De Nat. rer. VI, 1224: Incomitata rapi certabant funera vasta.

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