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(JOURNAL DES SAVANTS, cahiers d'octobre et novembre 1861, pages 580, 6731.)

Étude sur la vie et les ouvrages de M. T. Varron, par Gaston Boissier, professeur de rhétorique au lycée Charlemagne; ouvrage auquel l'Académie des inscriptions et belles-lettres a décerné le prix Bordin au concours de 1859. Paris, librairie de L. Hachette, 1861; in-8° de VIII-386 pages.

I

Au nombre des écrits de Varron, M. Boissier, ainsi que plusieurs savants critiques avant lui, compte ces Libri navales que d'autres, et particulièrement Wernsdorf3, ont regardés comme un poëme de son homonyme Varron d'Atax, croyant apercevoir la trace et de l'œuvre et de l'auteur dans ces vers d'Ovide :

Velivoli que maris vates, cui credere possis
Carmiña cæruleos composuisse deos*.

J'ignore ce qui en est, mais je ne puis trouver sans réplique l'argument tiré par M. Boissier, de la phrase de Vé

1. De ces articles assez étendus sur le savant, judicieux et élégant ouvrage consacré par M. Boissier à l'étude du grand polygraphe latin, je reproduis seulement ici quelques pages qui se rapportent à la partie poétique de ses écrits, aux Libri navales, qu'on lui a quelquefois attribués, à tort selon moi, à ses Satires Ménippées.

2. P. 31. Cf. p. 36, 42, 43, 322.

3. Poet. latin. minores. Voyez dans la bibliothèque classique de M. Lemaire, t. IV, p. 559 et suiv.

4. De Pont. IV, xvi, 21.

POESIE LATINE

11- 26

gèce1, qui nous a fait connaître l'existence des Libri navales. Végèce y dit, en effet, en parlant des signes de la tempête: Quæ Virgilius divino pæne comprehendit ingenio, et Varro in libris navalibus diligenter excoluit. Pour Wernsdorf, le rapprochement seul de ces noms, Virgile et Varron, est une preuve suffisante qu'il s'agit de deux poëtes; pour M. Boissier, l'opposition des mots divino ingenio et diligenter, des idées d'art et d'exactitude, est une preuve, au contraire, que la phrase désigne des écrivains de genre divers, un poëte et un prosateur. Il m'est difficile d'admettre cette dernière conséquence. Qu'on remplace, en effet, Varron par Aratus, dans la phrase de Végèce, elle se trouvera parfaitement juste. Virgile choisit parmi les pronostics, il ordonne, il compose, et admirablement, comme toujours, divino ingenio; Aratus ne compose point, il est complet, il est exact, il a, malgré son élégance et son harmonie, le prosaïsme d'un écrivain purement didactique. Ce mot diligenter, qu'on pourrait à si juste titre lui appliquer, conviendrait, par la même raison, en parlant de l'habile poëte latin qui l'avait traduit fidèlement, avant que Virgile l'imitât avec originalité.

Les anciens, en bien des choses, se croyaient sûrs d'être entendus à demi-mot. Voilà pourquoi, par exemple, il leur est souvent arrivé de nommer Varron sans désignation plus précise, nous préparant par là des sujets de doute et des occasions de méprise. Ce qu'a fait Végèce, Velleius Paterculus l'a fait aussi dans une phrase où il plaît à M. Boissier, ce qui est bien naturel, de reconnaître son auteur, et où j'aime mieux voir le poëte auquel il a déjà retiré la propriété des Libri navales. L'historien y termine une énumération des grands hommes qui ont marqué la fin du septième siècle de Rome par des noms de poëtes: Auctoresque carminum Varronem ac Lucretium, neque ullo.... minorem Catullum. N'est-il pas évident, par le seul rapprochement des noms qu'il s'agit ici du poëte qui, sinon par ses satires, où, selon Horace, il n'avait pas réussi, du 1. De Re milit. V, 11. - 2. Hist. II, 36. 4. Serm. I, x, 46.

3. Voy. p. 75..

moins par ce que Properce1 et Ovide ont célébré, par son heureuse imitation des Argonautiques d'Apollonius de Rhodes, par ses élégies, par ses compositions didactiques, s'était élevé assez haut dans la littérature de son temps, et non pas du polygraphe pour qui la poésie, quelque degré d'estime qu'il convienne d'accorder à ses vers, n'avait été qu'un accident passager, qu'un accessoire?...

II

Content d'avoir marqué d'avance, non pas toujours avec certitude, mais avec vraisemblance, la succession chronologique des ouvrages de Varron, M. Boissier ne se fait pas scrupule de s'en écarter, dans la distribution de ses chapitres, pour y rassembler sous un même point de vue ce que rapproche, malgré les dates, la communauté des sujets.

C'est elle, du moins, qui le détermine à commencer sa revue par les Satires Menippées, où l'emploi fréquent des vers lui révèle une imagination neuve encore, et la mention non moins fréquente des systèmes philosophiques, un récent disciple des écoles d'Athènes. Ce n'est pas qu'il se refuse à voir plus que d'autres que cette œuvre de jeunesse a dû rester assez longtemps sur le métier, et le recueil se grossir d'année en année, au gré de l'occasion et de la fantaisie, de pièces du même genre. Cela est bien évident, par exemple pour ce Monstre à trois têtes, ce Tpixápavos, dont a parlé Appien3, comme offrant la peinture, assez évidemment satirique, du premier triumvirat.

Le titre du recueil, Satires Menippées, a dû d'abord fixer son attention et l'inviter à y chercher une première notion de la nature de ces ouvrages. Varron y revenait, rétrogradant jusqu'à Ennius, à cette sorte de mélange qui caractérisait, le mot même l'indique, l'antique satura; il v

1. Eleg. II, XXV,

85.

2. Amor. I, xv, 21; Art. amat. III, 335 Trist. II, 439, etc. 3. Bell. civ. II, 9.

mêlait, à son tour, non plus seulement, comme l'inventeur, des vers de mesure différente, mais les vers et la prose; c'était là son invention, car il n'avait pas emprunté à Ménippe cette forme mixte. On ne voit pas, quoi qu'en ait dit Probus1, que Ménippe ait pu introduire dans ses écrits d'autres vers que des vers d'Homère, des tragiques, ou cités sérieusement, ou parodiés, comme c'était l'usage dans toutes les écoles. Par quoi donc se rattachait-il aux exemples de Ménippe? Par un mélange d'une autre sorte, celui du sérieux et de la gaieté, qui avait valu au philosophe cynique le surnom de Groudoуeλotos, peut-être aussi, on l'a pensé, par l'usage du dialogue.

Voilà, en substance, ce que développe M. Boissier et ce qui est d'accord avec les textes de Quintilien et de Cicéron: de Quintilien chez lequel on lit:

Alterum illud etiam prius satiræ genus, sed non sola carminum varietate mixtum condidit Terentius Varro3;

de Cicéron, qui fait dire à Varron :

In illis veteribus nostris, quæ Menippum imitati, non interpretati, quadam hilaritate conspersimus.

En expliquant la nature de ces emprunts divers et du genre nouveau des piquants ouvrages qui en résultèrent, M. Boissier caractérise heureusement le génie de son au

teur:

Il y avait toujours, dit-il, quelque réminiscence dans ses créations et quelque originalité dans ses souvenirs. Cette science immense qu'il portait avec lui, en lui offrant sans cesse des modèles, ne le laissait pas imaginer librement; mais aussi une certaine vivacité d'esprit, qui l'empêchait d'être un compilateur, mêlait quelque chose de lui dans ce qu'il empruntait des autres et donnait un tour personnel à son érudition.

Ce caractère s'entrevoit dans ce qui nous est resté de toutes ces satires Ménippées, portées par la recension de 2. Inst. orat. X, 1, 95.-3. Acad. I, 2.

1. In Virgil. Eclog. VI.

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M. Ehler1 au nombre de quatre-vingt-seize; dans ces fragments que, la plupart du temps, quelque rareté philologique a fait conserver par les grammairiens anciens et auxquels un tour particulier de pensée et d'expression, le franc parler énergique et spirituel de l'antique urbanité romaine, a donné chez les modernes une autre valeur; dans ces titres, pris bien loin du sujet, pour piquer la curiosité, soit de quelque personnage mythologique ou historique, soit d'une tragédie, d'une comédie, soit d'un vieux dicton, d'un proverbe populaire, soit du composé bizarre de certains mots grecs, que sais-je enfin? des mille souvenirs mis par une mémoire savante au service du moraliste railleur.

Mais ni les titres, ni les fragments ne suffisent pour nous faire connaître les pièces elle-mêmes. Déjà chez les anciens, qui en possédaient le texte, ce texte, vieux à sa naissance et encore vieilli par le temps, avait fini par être d'une intelligence difficile; il lui fallait des commentateurs spéciaux, lesquels ne suffisaient pas toujours à la tâche. On le voit par une de ces petites comédies qui égayent de temps en temps l'archéologie, la philologie des Nuits Attiques. Aulu-Gelle rencontre dans une boutique de libraire un méchant grammairien qui se donne pour interprète unique en ce monde des satires de Varron, unus. . . . sub omni cælo satirarum M. Varronis enarrator. Il met aussitôt sa science à l'épreuve en lui présentant une de ces satires qu'il a précisément à la main. Le grammairien cherche d'abord à s'exempter de cette lecture, bien qu'on lui vante l'écriture du manuscrit. Si belle qu'elle soit, il la déchiffre à peine et rend le livre en se plaignant de ses pauvres yeux fatigués par ses veilles savantes. Il n'est pas plus heureux pour l'explication qu'on lui demande. Il s'échappe en disant qu'elle est si difficile qu'il ne peut la donner gratis. Nous sommes,

1. M. Terentii Varronis saturarum Menippearum reliquiæ. Ed. Fr. Ehler, Quedlenburgi et Lipsiæ, 1844. Cf. Joannis Vahleni In M. Terentii Varronis saturarum Menippearum reliquias conjectanea, Lipsiæ, 1858.

2. Noct. attic. XIII, 30: « Quid sit in satira M. Varronis caninum prandium. »

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