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Ces passages, auxquels on pourrait en ajouter beaucoup d'autres, montrent assez quelle place occupait une poésie si romaine dans les pensées non-seulement de l'ami des lettres et du philosophe, mais du politique.

Elle enchantait en cet âge les poëtes eux-mêmes. Lucilius, il est vrai, l'avait comprise dans les sévérités de sa critique1, ce qui ne l'avait pas empêché, nous avons ses vers, de nommer avec l'Iliade les Annales, comme exemple du sens plus étendu par lequel il distinguait du mot poema le mot poesis. Poema, disait-il, n'est qu'une partie d'une œuvre plus longue. Poesis, voilà le tout, voilà l'œuvre; comme l'Iliade, composition suivie, une et complète ; comme les Annales d'Ennius.... »

Cujusvis operis pars est non magna poema.

Illa poesis opus totum, ut tota Ilias una
Est Oeos, Analesque Enni........”

Tout techniques que soient ces vers, l'accent de l'admiration ne laisse pas de s'y faire entendre. Mais qu'il éclate avec plus de force et de charme dans ces autres vers, où plus tard Lucrèce, au sujet même des Annales et de ce songe pythagorique qui les ouvrait, avait parlé de l'éternité des vers d'Ennius,

Ennius æternis exponit versibus edens,

avait montré Ennius rapportant le premier de l'aimable Hélicon une couronne d'une perpétuelle verdure:

Ennius ut noster cecinit qui primus amœno
Detulit ex Helicone perenni fronae coronam

Ennius, prenant l'avance sur ses panégyristes, ne s'était

qui lui immola son propre fils. Il ne semble pas, on doit le dire, sans quelque conformité avec les paroles que prête Tite Live à cet inflexible et cruel gardien des anciennes maximes. M. Vahlen l'a replacé parmi les fragmenta incertæ sedis.

1. Hor. Sat. I, x, 54 sqq.

2 Sat. lib. IX, fragm. XV, apud Non. v. Poesis. Voyez l'excellent recueil de M. E. F. Corpet, Paris, 1845, p. 84.

3. De Nat. rer. I, 118, 122.

il pas orgueilleusement couronné lui-même? Properce semble le dire dans ce passage où il renonce, avec une aimable modestie, à la couronne épique, pour en rechercher une plus humble :

Ennius hirsuta cingat sua dicta corona.

Mi folia ex hedera porrige, Bacche, tua'.

Hirsuta, en parlant des feuilles du laurier, ne manque point de propriété descriptive; mais peut-être aussi que sous cette propriété se cache la censure d'une rudesse de versification et de style, dont commençait à s'offenser un goût plus délicat; peut-être que le vers de Properce est, par ce trait détourné, le précurseur du vers plus franc d'Ovide :

Sumpserit Annales, nihil est hirsutius illis.

Mais si, pour les principaux ouvriers de la perfection poétique du siècle d'Auguste, l'auteur des Annales semble le représentant d'un art encore grossier, il reste grand par le génie. Ainsi en pensent et Virgile qui lui fait, non sans quelque ingratitude, tant d'heureux emprunts dont il pare son Enéide; et Horace qui lui demande l'exemple de cette poésie dont l'esprit indestructible subsiste encore, alors même que sa forme métrique est rompues; et Properce, qui, ambitieux des grandes compositions, des grands sujets, incapable cependant d'y atteindre et forcé de descendre à de plus modestes, aux choses folâtres et amoureuses, exprime son abandon du genre traité dans les Annales par une image où leur auteur est élevé bien haut. Il s'approchait, dit-il, quand Apollon l'en a prudemment écarté, de cette fontaine, à laquelle autrefois le père de la poésie latine, Ennius, avait si largement étanché sa soif.

Parvaque tam magnis admoram fontibus ora,
Unde pater sitiens Ennius ante bibit.

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Vient à son tour Ovide, qui résume ingénieusement en deux mots ces témoignages unanimes d'admiration, avec les réserves qui les réduisent:

Ennius ingenio maximus, arte rudis1.

Cet art d'Ennius qu'un progrès constant de pureté, d'élégance, de noblesse avait rendu à la fin si imparfait, était d'ailleurs loin de nuire à ses Annales dans l'estime d'un certain parti littéraire contre lequel Horace a dû réclamer 2. Il y avait alors à Rome, ce qui s'est rencontré quelquefois ailleurs, des gens d'un goût superbe, que la satiété bien prompte d'une perfection de date bien récente cependant, peut-être aussi une disposition malveillante à l'égard des talents nouveaux qui l'avaient produite, ramenaient, avec une préférence exclusive, aux monuments poétiques les plus surannés. Ils avaient Virgile, et ils ne voulaient lire qu'Ennius,

Ennius est lectus salvo tibi, Roma, Marone,

comme le disait encore Martial', réclamant lui-même, en son temps, contre la partialité de cette admiration rétrospective.

A travers ces vicissitudes de la langue et du goût qui vieillissent les œuvres de l'esprit et, par aventure, les rajeunissent, les Annales d'Ennius demeuraient comme une sorte de monument consacré. Dès l'origine, on en avait fait, dans les écoles des premiers grammairiens latins, dans celle, par exemple, de Q. Vargunteius, des lectures publiques". Quelques siècles plus tard, sous les Antonins, un intéressant récit d'Aulu-Gelle nous les montre encore récitées au sein d'un auditoire attentif et charmé. Le phé teur Antonius Julianus a reçu à sa campagne de Pouzzoles de jeunes amis des lettres, parmi lesquels se trouve le

1. Trist. II, 424. 2. Epist. II, 1, 1 sqq.
3. Epigr. V, 10.
4. Suet. De iil. Gramm., 2.
5. Noct. Att. XVIII, 5.

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futur auteur des Nuits attiques. La docte compagnie est informée qu'on lit en ce moment au théâtre, avec de grands applaudissements, les Annales d'Ennius; elle ne manque pas d'aller prendre sa part de ce divertissement littéraire, et, au retour, elle s'entretient de la manière dont le lecteur, avayvons, comme ils l'appellent, l'enniaste comme il s'intitule lui-même, s'est acquitté de sa tâche. Antonius Julianus, en homme versé dans les raretés du vieux langage, est fort scandalisé d'avoir entendu lire quadrupes equus, au lieu de quadrupes eques, véritable leçon d'Ennius, conforme à l'usage de Lucilius, connue de Virgile, qui a curieusement reproduit cet archaïsme avec tant d'autres, mal à propos changée dans des copies de date récente, mais donnée par un antique et vénérable exemplaire, de très-grande autorité, un exemplaire corrigé de la main même de C. Octavius Lampadion, dont le rhéteur a fait l'acquisition avec bien de la peine, et à grands frais, uniquement pour y trouver, dans la pureté de son vieux texte, le passage controversé. Cet exemplaire des Annales d'Ennius est malheureusement le dernier dont il soit question chez les anciens. Il précède immédiatement les restitutions renouvelées par M. Vahlen.

Avant de franchir, dans cette revue, un si grand intervalle, n'omettons pas de rappeler que le soldat auteur des Annales était devenu lui-même, avec le temps, un personnage d'épopée. Il a son rôle chez Silius Italicus, dans une des trop nombreuses scènes de nature merveilleuse que ce copiste de Virgile, qui l'était en même temps de Polybe et de Tite-Live, a, par un souci excessif de la tradition épiindiscrètement mêlées à l'histoire1.

que,

Ennius, dit-il, issu de l'antique race du roi Messapus, combattait aux premiers rangs, et honorait en le portant le glorieux insigne du centurion. Il était venu de la sauvage Calabre, de l'antique Rudies, sa ville natale, Rudies aujourd'hui connue seulement pour l'avoir nourri. On le voyait parmi les premiers combattants, comme le chantre de Thrace, qui, dans les guerres de Cyzique contre les Argonautes, quittait la lyre

1. Voyez, dans notre tome I, p. 210.

pour le javelot, attirer les regards par les funérailles qui marquaient sa route et par l'ardeur guerrière de son bras qu'animait le carnage. Hostus accourt, se promettant une gloire éternelle s'il pouvait repousser un si redoutable ennemi; d'un bras vigoureux, il balance déjà son javelot. Mais du nuage où il était assis contemplant le combat, Apollon rit de cette vaine entreprise : il égara au loin le trait dans les airs, et ajouta Tu t'es enivré, jeune homme, d'une trop présomptueuse espérance. Celui que tu veux atteindre est un personnage sacré, placé sous la garde des neuf sœurs, un poëte digne d'Apollon. C'est lui qui le premier chantera, dans ses illustres vers les guerres de l'Italie, élèvera aux cieux la gloire des généraux romains, fera résonner l'Hélicon de ses accents de triomphe, égalera Homère et le vieillard d'Ascrée....

Ennius antiqua Messapi ab origine regis, etc 1.

L'emploi du merveilleux admis, et nous avons déjà dit qu'on ne s'y prête guère, cette scène est d'une invention assez heureuse, mais à laquelle l'exécution ne répond pas. Claudien, dans la préface d'un de ses panégyriques de Stilicon, a depuis célébré en de meilleurs vers, chez le vaillant auteur des Annales, ce noble et piquant mélange de guerre et de poésie :

Le plus ancien des deux Scipions, qui seul ramena loin de l'Italie, à sa source première, le fléau de la guerre punique, mêlait au métier des armes le culte des Muses. Toujours cet illustre général rechercha les poëtes. La vertu veut avoir les Muses pour témoins et celui-là aime leurs chants qui fait des choses dignes d'être chantées. Soit donc que dans sa première jeunesse, vengeant les mânes de son père, il soumit à ses lois l'Océan espagnol, soit que devant abattre sous son invincible lance la puissante colonie de Tyr, il fit voir ses redoutables enseignes à la mer de Libye, toujours à ses côtés marchait, dans les camps et parmi les trompettes, le docte Ennius. Après la fanfare du clairon, applaudissaient ensemble à ses accents et le fantassin et le cavalier rouge de sang; et, quand Scipion triomphait des deux Carthages sacrifiées l'une à son père, l'autre à sa patrie, lorsque, après les calamités d'une longue guerre, il faisait marcher devant son char la triste Libye, la Victoire semblait ramener les Muses avec elle et les lauriers de Mars couronnaient le poëte.

1. Sil. Ital. Punic. XII, 393-418.

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