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ces tems désastreux; puisqu'il étoit si rare de voir parvenir à la vieillesse un Noble' ou un homme en place, que l'Histoire n'a pas dédaigné d'en faire mention. Lorsqu'on voit dans Tacite ces mots funèbres: Lucius Pison quoique Pontife & Préfet de Rome, mourut sous Tibère de mort naturelle 2, on devient triste, rêveur; puis on croit lire sur la tombe d'un seul homme, l'épitaphe d'une multitude de Patriciens récemment exterminés.

Frappés du même coup, les principes de la Philosophie & de la Littérature s'altérèrent de plus en plus. La Secte Stoïque outra toutes les vertus, parce que les Oppresseurs avoient franchi toutes les bornes qu'ils ont coutume de se prescrire à eux-mêmes pour leur propre intérêt; & Quintilien se plaint, à diverses reprises, de ce que le Stoïcisme avoit transporté, dans les matières de goût, les ronces de l'école, de ce qu'il avoit attristé les esprits, tari l'imagination, amaigri le style 3. Cali

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Sed olim

Prodigio par est cum nobilitate senectus.

Juv. Sat. IV, v. 96.

2 Per idem tempus L. Piso pontifex, rarum in tanta claritudine, fato obiit, &c. Tacit. Ann. Lib. vi, §. 10.

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3 « Les Stoïciens ne sauroient disconvenir que la richesse & le lustre de l'éloquence n'ayent manqué à la plupart » de leurs Écrivains: Stoici copiam nitoremque eloquentia ferè praceptoribus suis defuisse concedant necesse est. Quinc Lib. XII, Cap. 11.

gula disoit que celui de Sénèque étoit un ciment sans chaux 1.

La corruption du goût ne fut pas seulement occasionnée par la sécheresse & par l'affectation des Stoïciens: l'introduction des étrangers & des hommes les plus vils dans le Sénat, n'altéra pas moins le génie de la langue latine que les mœurs nationales (h).

Les déclamations que Pline le jeune & Quintilien ont si souvent blamées, & dont ils paroissent cependant avoir fait trop de cas 2, concoururent avec les causes précédentes à perdre l'éloquence, & ne furent pas moins nuisibles à la poésie (ż).

Les circonstances politiques, morales &

1 Commissiones meras componere, & arenam esse sine calce. Suet. Calig. §. LXVIII.

2 Pline loue beaucoup l'Orateur Isæus de ce qu'il parloit à l'improviste & sur toutes sortes de sujets: il va jusqu'à préférer au Barreau, les Écoles où l'on ne traitoit que des sujets feints & de pure imagination.

Sénèque (Lib. Declam.) dit qu'avant Cicéron, les exercices des Rhéteurs ne s'appeloient pas declamationes, mais theses.

Quintilien atteste que cet art étoit de nouvelle invention: Quaquidem declamandi ratio novissimè inventa multo est utilissima; & que, de son temps, l'on regardoit cet art comme très-propre à former d'excellens Orateurs: Plerisque videtur ad formandam eloquentiam vel sola sufficere: (Quinct. Lib. II, Cap. x.) Voyez Juvénal, Sat. VII, note 38, p. 284.

littéraires, que je viens d'exposer, sont bien plus relatives à Juvénal qu'à l'Auteur dont nous allons examiner l'ouvrage ; & cela, plutôt pour suivre l'ordre des Satiriques que les progrès de la Satire, telle que nous l'avons considérée. Ce que je dirai de Perse, néanmoins, ne sera pas étranger à mon sujet : il en résultera des observations propres à faire connoître plus particulièrement le genre dont il s'agit. Quelques précautions que je prenne, je risque d'être, dans cet examen, d'autant plus diffus, que Perse est trop succinct mais j'irai le plus vite qu'il me sera possible, afin de revenir au Poëte intéressant dont je n'ai fait, pour ainsi dire, qu'annoncer le caractère.

Si l'on trouve de tems en tems des Détracteurs qui n'étudient que pour blâmer, on rencontre aussi des Éxagérateurs de bonnefoi, qui, dans leurs têtes actives & fécondes, refont tout ce qu'ils lisent, & s'extasient ensuite sur leurs propres idées. Pour éviter les inconvéniens qu'entraînent ces disposi-. tions totalement contraires à la saine critique, j'examinerai, d'abord, ce que, relativement au genre satirique, on peut attendre de l'éducation de Perse, de ses études, de son caractère & de ses liaisons: nous verrons ensuite ce que l'on a pensé de ses Satires; & je finirai par un jugement impartial, c'est

à-dire, conforme aux impressions que j'en ai reçues, après les avoir bien méditées.

Je contredirai, peut-être, les opinions de quelques Savans que j'aime & que j'estime, mais ce sera de manière qu'ils ne pourront pas m'en savoir mauvais gré. L'honnête Casaubon, lorsqu'il défendit Perse, vivement attaqué par Scaliger, sut allier les égards à la critique, & n'en fut pas moins l'admirateur & l'ami de celui qu'il réfutoit 1.

Né sous Tibère, & mort à vingt-huit ans sous Néron, Perse s'attacha, dès l'âge de seize, au Stoïcien Cornutus, l'un des Savans les plus honnêtes & les plus universels de son tems 2; car indépendamment de la Phi

1 Jamais deux hommes n'ont été plus opposés dans les jugemens qu'ils ont porté de Perse que Scaliger & Casaubon; voyez cependant avec quel enthousiasme celui-ci parle de son adversaire : » Quelqu'un, dit-il, n'a pas craint de » s'élever contre les éloges qui avoient été donnés à Perse: » At qui vir? tanti judicii, tanta eruditionis, tam portentosi acuminis, ut & Persius magnum solatium habeat, quod Enea magni dextrâ cadit : & nos vel bonam causam prodere diù constitutum ac certum habuerimus, potius quàm cum illo Hercule in certamen descendere. Casaub. Proleg. in Pers. p. 3.

2 Cornutus, originaire de Leptis, ville d'Afrique, florissoit avant & sous le règne de Néron: peu s'en fallut, selon Dion-Cassius, ( In Ner. §. 26.) que ce Prince ne le fit périr, mais il se contenta de l'exiler dans une isle : & voici pourquoi : Néron ayant formé le projet d'écrire en vers toute l'Histoire Romaine, quelqu'un dit qu'il devoit la divi

losophic

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losophie Stoïcienne, qu'il n'enseignoit pas moins aux Grecs qu'aux Romains, il étoit encore versé dans tous les genres de Littérature. C'est à l'école de ce Philosophe, & surtout dans son commerce intime, que ce jeune Chevalier Romain puisa cet amour sincère de la Secte Stoïque qui se manifeste dans la plupart de ses vers. Il consacra, dès lors, le reste de ses jours, trop promptement terminés, au culte des Muses & de la Philosophie, qui furent ses premières & dernières affections.

S'il a peu fait, & d'une manière peu satisfaisante au gré des plus grands Critiques, excepté Casaubon, il faut du moins convenir que nul Écrivain, dans les mêmes circonstances, n'a laissé la mémoire d'une vie plus innocente & plus pure que la sienne. Éloge mince! s'il regardoit, quelque Contemporain de Lælius ou de Scipion. Alors, tout fomentoit le génie, & il pouvoit se produire impunément: alors, la Philosophie

ser en quatre cens Livres, sur quoi Cornutus s'écria que personne ne la liroit, &c. Eusèbe (De la Trad. de S. Jéré me, p. 162.) rapporte seulement que Néron exila le Philosophe Cornutus, Précepteur de Perse.

1 Quelques Commentateurs, par leur manière d'expliquer le prologue des Satires de Perse, ont présumé que ce Poëte étoit si pauvre qu'il avoit voulu tirer parti de son talent, ce qui répugne à plusieurs passages de cet Auteur.

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