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De son ouvrage en nous laisse un long souvenir.
Ainsi la Tragédie agit, marche, et s'explique.
D'un air plus grand encor la poésie épique,
Dans le vaste récit d'une longue action,
Se soutient par la fable, et vit de fiction.
Là pour nous enchanter tout est mis en usage;
Tout prend un corps, une ame, un esprit, un visage.
Chaque vertu devient une divinité :

Minerve est la prudence, et Vénus la beauté ;
Ce n'est plus la vapeur qui produit le tonnerre,
C'est Jupiter armé pour effrayer la terre;

Un orage terrible aux yeux des matelots,

C'est Neptune en courroux qui gourmande les flots;
Echo n'est plus un son qui dans l'air retentisse,
C'est une nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse.
Ainsi, dans cet amas de nobles fictions,

Le poëte s'égaie en mille inventions,

Orne, élève, embellit, agrandit toutes choses,
Et trouve sous sa main des fleurs toujours écloses.
Qu'Énée et ses vaisseaux, par le vent écartés,
Soient aux bords africains d'un orage emportés ;
Ce n'est qu'une aventure ordinaire et commune,
Qu'un coup peu surprenant des traits de la fortune.
Mais que Junon, constante en son aversion,
Poursuive sur les flots les restes d'Ilion;
Qu'Éole, en sa faveur, les chassant d'Italie,
Ouvre aux vents mutinés les prisons d'Eolie;
Que Neptune en courroux s'élevant sur la mer
D'un mot calme les flots, mette la paix dans l'air,
Délivre les vaisseaux, des syrtes les arrache:
C'est là ce qui surprend, frappe, saisit, attache.
Sans tous ces ornements le vers tombe en langueur;

La poésie est morte, ou rampe sans vigueur;

Le poëte n'est plus qu'un orateur timide,

Qu'un froid historien d'une fable insipide.

C'est donc bien vainement que nos auteurs déçus,
Bannissant de leurs vers ces ornements reçus,
Pensent faire agir Dieu, ses saints et ses prophètes,
Comme ces dieux éclos du cerveau des poëtes;
Mettent à chaque pas le lecteur en enfer;
N'offrent rien qu'Astaroth, Belzébuth, Lucifer.
De la foi d'un chrétien les mystères terribles
D'ornements égayés ne sont point susceptibles :
L'évangile à l'esprit n'offre de tous côtés
Que pénitence à faire et tourments mérités;
Et de vos fictions le mélange coupable
Même à ses vérités donne l'air de la fable.
Et quel objet enfin à présenter aux yeux
Que le diable toujours hurlant contre les cicux *,
Qui de votre héros veut rabaisser la gloire,
Et souvent avec Dieu balance la victoire!

Le Tasse, dira-t-on, l'a fait avec succès.
Je ne veux point ici lui faire son procès :
Mais, quoi que notre siècle à sa gloire publie,
Il n'eût point de son livre illustré l'Italie,
Si son sage héros, toujours en oraison,
N'eût fait que mettre enfin Satan à la raison;

Et si Renaud, Argant, Tancrède et sa maîtresse,
N'eussent de son sujet égayé la tristesse.

I L'auteur avoit en vue Saint-Sorlin des Marets, qui

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Ce n'est pas que j'approuve, en un sujet chrétient, Un auteur follement idolâtre et païen. Mais, dans une profane et riante peinture, De n'oser de la fable employer la figure; De chasser les Tritons de l'empire des eaux; D'ôter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux; D'empêcher que Caron, dans la fatale barque, Ainsi que le berger ne passe le monarque C'est d'un scrupule vain s'alarmer sottement, Et vouloir aux lecteurs plaire sans agrément. Bientôt ils défendront de peindre la Prudence, De donner à Thémis ni bandeau ni balance, De figurer aux yeux la Guerre au front d'airain, Ou le Temps qui s'enfuit une horloge à la main; Et par-tout des discours, comme une idolâtrie, Dans leur faux zèle iront chasser l'allégorie. Laissons-les s'applaudir de leur pieuse erreur. Mais pour nous, bannissons une vaine terreur; Et, fabuleux chrétiens, n'allons point, dans nos songes, Du Dieu de vérité faire un Dieu de mensonges.

La fable offre à l'esprit mille agréments divers ›
Là tous les noms heureux semblent nés pour les vers,
Ulysse, Agamemnon, Oreste, Idoménée,
Hélène, Ménélas, Pâris, Hector, Énée.

Oh! le plaisant projet d'un poëte ignorant,
Qui de tant de héros va choisir Childebrand!
D'un seul nom quelquefois le son dur ou bizarre
Rend un poëme entier ou burlesque ou barbare,
Voulez-vous long-temps plaire et jamais ne lasser?
Faites choix d'un héros propre à m'intéresser,'

* Voyez l'Arioste.

En valeur éclatant, en vertus magnifique;

I

Qu'en lui, jusqu'aux défauts, tout se montre héroïque
Que ses faits surprenants soient dignes d'être cuis;
Qu'il soit tel que César, Alexandre, ou Louis;
Non tel que Polynice et son perfide frère ;
On s'ennuie aux exploits d'un conquérant vulgaire.
N'offrez point un sujet d'incidents trop chargé.
Le seul courroux d'Achille, avec art ménagé,
Remplit abondamment une Iliade entière :
Souvent trop d'abondance appauvrit la matière.
Soyez vif et pressé dans vos narrations:
Soyez riche et pompeux dans vos descriptions.
C'est là qu'il faut des vers étaler l'élégance :
N'y présentez jamais de basse circonstance.
N'imitez pas ce fou? qui, décrivant les mers,
Et peignant, au milieu de leurs flots entr'ouverts,
L'Hébreu sauvé du joug de ses injustes maîtres,
Met, pour le voir passer, les poissons à aux fenêtres;
3
Peint le petit enfant qui va, saute, revient,

Et joyeux à sa mère offre un caillou qu'il tient.
Sur de trop vains objets c'est arrêter la vue.

Donnez à votre ouvrage une juste étendue.
Que le début soit simple et n'ait rien d'affecté.
N'allez
pas dès l'abord, sur Pégase monté,
Crier à vos lecteurs d'une voix de tonnerre

■ Polynice et Étéocle, frères ennemis, auteurs de la guerre de Thèbes. Voyez la Thébaide de Stace.

2 Saint-Amand

3 Les poissons ébahis les regardent passer.

Moïse sauvé.

«Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre ' ».
Que produira l'auteur après tous ces grands cris ?
La montagne en travail enfante une souris.

Oh! que j'aime bien mieux cet auteur plein d'adresse
Qui, sans faire d'abord de si haute promesse,
Me dit d'un ton aisé, doux, simple, harmonieux :
<< Je chaute les combats et cet homme pieux

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Qui, des bords phrygiens conduit dans l'Ausonie, « Le premier aborda les champs de Lavinie ! » Sa muse en arrivant ne met pas tout en fen, Et, pour donner beaucoup, ne nous promet que peu; Bientôt vous la verrez, prodiguant les miracles, Du destin des Latius prononcer les oracles; De Styx et d'Achéron peindre les noirs torrents, Et déjà les Césars dans l'Élysée errants.

De figures sans nombre égayez votre ouvrage; Que tout y fasse aux yeux une riante image: On peut être à la fois et pompeux et plaisant; Et je hais un sublime ennuyeux et pesant. Jaime mieux Arioste et ses fables comiques, Que ces auteurs toujours froids et mélancoliques Qui dans leur sombre humeur se croiroient faire affront Si les Graces jamais leur déridoient le front.

On diroit que pour plaire, instruit par la nature,
Homère ait à Vénus 2 dérobé sa ceinture.

Son livre est d'agréments un fertile trésor >
Tout ce qu'il a touché se convertit en or;

* Alaric, poëme de Scuderi, liv. I.
"Iliade, liv. XIV.

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