Page images
PDF
EPUB

« Nous abandonnâmes, dit-il, avec joie le bourg de << Fondi, dont étoit préteur un certain Aufidius Luscus ; « mais ce ne fut pas sans avoir bien ri de la folie de ce «< préteur, auparavant commis, qui faisoit le sénateur et « l'homme de qualité. »

[ocr errors]

Peut-on désigner un homme plus précisément ? et les circonstances seules ne suffisoient-elles pas pour le faire reconnoître? On me dira peut-être qu'Aufidius étoit mort alors: mais Horace parle là d'un voyage fait depuis peu. Et puis, comment mes censeurs répondront-ils à cet autre passage?

Turgidus Alpinus jugulat dum Memnona, dumque
Diffingit Rheni luteum caput, hæc ego ludo.

Sat. X, lib. j, v. 36.

<< Pendant, dit Horace, que ce poëte enflé d'Alpinus « égorge Memnon dans son poëme, et s'embourbe dans << la description du Rhin, je me joue en ces satires. >>

Alpinus vivoit donc du temps qu'Horace se jouoit en ces satires; et si Alpinus en cet endroit est un nom sup→ posé, l'auteur du poëme de Memnon pouvoit-il s'y mé connoître? Horace, dira-t-on, vivoit sous le règne du plus poli de tous les empereurs. Mais vivons-nous sous un règne moins poli? et veut-on qu'un prince qui a tant de qualités communes avec Auguste soit moins dégoûté que lui des méchants livres, et plus rigoureux envers ceux qui les blâment?

Examinons pourtant Perse, qui écrivoit sous le regne de Néron. Il ne raille pas simplement les ouvrages des poëtes de son temps : il attaque les vers de Néron même.

Car enfin tout le monde sait, et toute la cour de Néron le savoit, que ces quatre vers, Torva Mimalloneis, etc., dont Perse fait une raillerie si amère dans sa première satire, étoient des vers de Néron. Cependant on ne remarque point que Néron, tout Néron qu'il étoit, ait fait punir Perse; et ce tyran, ennemi de la raison, et amou reux, comme on sait, de ses ouvrages, fut assez galant homme pour entendre raillerie sur ses vers, et ne crut pas que l'empereur, en cette occasion, dût prendre les intérêts du poëte.

Pour Juvénal, qui florissoit sous Trajan, il est un peu plus respectueux envers les grands seigneurs de son siècle. Il se contente de répandre l'amertume de ses satires sur ceux du règne précédent : mais, à l'égard des auteurs, il ne les va point chercher hors de son siècle. A peine est-il entré en matière, que le voilà en mauvaise humeur contre tous les écrivains de son temps. Demandez à Juvénal ce qui l'oblige de prendre la plume. C'est qu'il est las d'en, tendre et la Théséide de Codrus, et l'Oreste de celui-ci, et le Télèphe de cet autre, et tous les poëtes enfin, comme il dit ailleurs, qui récitoient leurs vers au mois d'août, et augusto recitantes mense poëtas. Tant il est vrai que le droit de blâmer les auteurs est un droit an→ cien, passé en coutume parmi tous les satiriques, et souf fert dans tous les siècles.

Que s'il faut venir des anciens aux modernes, Regnier, qui est presque notre seul poëte satirique, a été vérita→ blement un peu plus discret que les autres. Cela n'em→ pêche pas néanmoins qu'il ne parle hardiment de Gallet, ce célèbre joueur, qui assignoit ses créanciers sur sept et quatorze ; et du sieur de Provins, qui avoit changé

Boilean.

2

son balandran

en manteau court; et du Cousin, qui abandonnoit sa maison de peur de la réparer ; et de Pierre du Puis, et de plusieurs autres.

Que répondront à cela mes censeurs ? Pour peu qu'on les presse, ils chasseront de la république des lettres tous les poëtes satiriques, comme autant de perturbateurs du repos public. Mais que diront-ils de Virgile, le sage, le discret Virgile, qui, dans une égłogue 2, où il n'est pas question de satire, tourne d'un seul vers deux poëtes de son temps en ridicule ?

Qui Bavium non odit, amet tua carmina, Mævi,

dit un berger satirique dans cette églogue. Et qu'on ne me dise point que Bavius et Mavius en cet endroit sont des noms supposés, puisque ce seroit donner un trop cruel démenti au docte Servius, qui assure positivement le contraire. En un mot, qu'ordonneront mes censeurs de Catulle, de Martial, et de tous les poëtes de l'antiquité, qui n'en ont pas usé avec plus de discrétion que Virgile? Que penseront-ils de Voiture, qui n'a point fait conscience de rire aux dépens du célèbre Neuf-Germain, quoiqu'également recommandable par l'antiquité de sa barbe et par la nouveauté de sa poésie? Le bauniront-ils du Parnasse, lui et tous les poëtes de l'antiquité, pour établir la sûreté des sots et des ridicules? Si cela est, je me consolerai aisément de mon exil : il y aura du plaisir à être rclégué en si bonne compagnie. Raillerie à part, ces messieurs veulent-ils être plus sages que Scipion et Lélius,

1 Casaque de campagne.

2 Eclog. Iu, v. go.

plus delicats qu'Auguste, plus cruels que Néron ? Mais eux qui sont si rigoureux envers les critiques, d'où vient cette clémence qu'ils affectent pour les méchants auteurs? Je vois bien ce qui les afflige; ils ne veulent pas être détrompés. Il leur fâche d'avoir admiré sérieusement des ouvrages que mes satires exposent à la risée de tout le monde, et de se voir condamnés à oublier dans leur vieillesse ces mêmes vers qu'ils ont autrefois appris par cœur comme des chefs-d'oeuvre de l'art. Je les plains, sans doute mais quel remède? Faudra-t-il, pour s'accommoder à leur goût particulier, renoncer au sens commun? Faudra-t-il applaudir indifféremment à toutes les impertincuces qu'un ridicule aura répandues sur le papier ? Eɩ au lieu qu'en certains pays on condamnoit les méchants poëtes à effacer leurs écrits avec la langue, les livres deviendront-ils désormais un asile inviolable où toutes les sottises auront droit de bourgeoisie, où l'on n'osera toucher sans profanation?

:

J'aurois bien d'autres choses à dire sur ce sujet; mais comme j'ai déjà traité de cette matière dans ma neuvième satire, il est bon d'y renvoyer le lecteur.

Dans le temple qui est aujourd'hui l'abbaye d'Ainay,

à Lyon.

1

« PreviousContinue »