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la preuve de ce qui était contre moi; ce qui était pour ne pouvait ni s'alléguer ni se prouver. Je ne voulus pas même qu'on insinuât aux juges le soupçon de ma naissance; quelques personnes, étrangères aux lois, me conseillèrent de mettre en cause le directeur de ma mère et le mien; cela ne se pouvait; et quand la chose aurait été possible, je ne l'aurais pas soufferte. Mais à propos, de peur que je ne l'oublie, et que l'envie de me servir ne vous empêche d'en faire la réflexion, sauf votre meilleur avis, je crois qu'il faut taire que je sais la musique et que je touche du clavecin il n'en faudrait pas davantage pour me déceler; l'ostentation de ces talents ne va point avec l'obscurité et la sécurité que je cherche; celles de mon état ne savent point ces choses, et il faut que je les ignore. Si je suis contrainte de m'expatrier, j'en ferai ma ressource. M'expatrier! mais dites-moi pourquoi cette idée m'épouvante? C'est que je ne sais où aller; c'est que je suis jeune et sans expérience; c'est que je crains la misère, les hommes et le vice; c'est que j'ai toujours vécu renfermée, et que si j'étais hors de Paris je me croirais perdue dans le monde. Tout cela n'est peut-être pas vrai; mais c'est ce que je sens. Monsieur, que je ne sache pas où aller, ni que devenir, cela dépend de vous.

Les supérieures à Longchamp, ainsi que dans la plupart des maisons religieuses, changent de

trois ans en trois ans. C'était une madame de Moni qui entrait en charge, lorsque je fus conduite dans la maison; je ne puis vous en dire trop de bien; c'est pourtant sa bonté qui m'a perdue. C'était une femme de sens, qui connaissait le coeur humain; elle avait de l'indulgence, quoique personne n'en eût moins besoin; nous étions toutes ses enfants. Elle ne voyait jamais que les fautes qu'elle ne pouvait s'empêcher d'apercevoir, ou dont l'importance ne lui permettait pas de fermer les yeux. J'en parle sans intérêt; j'ai fait mon devoir avec exactitude; et elle me rendrait la justice que je n'en commis aucune dont elle eût à me punir ou qu'elle eût à me pardonner. Si elle avait de la prédilection, elle lui était inspirée par le mérite; après cela je ne sais s'il me convient de vous dire qu'elle m'aima tendrement et que je ne fus pas des dernières entre ses favorites. Je sais que c'est un grand éloge que je me donne, plus grand que vous ne pouvez l'imaginer, ne l'ayant point connue. Le nom de favorites est celui que les autres donnent par envie aux bienaimées de la supérieure. Si j'avais quelque défaut à reprocher à madame de Moni, c'est que son goût pour la vertu, la piété, la franchise, la douceur, les talents, l'honnêteté, l'entraînait ouvertement; et qu'elle n'ignorait pas que celles qui n'y pouvaient prétendre, n'en étaient que plus humiliées. Elle avait aussi le don, qui est peut

être plus commun en couvent que dans le monde, de discerner promptement les esprits. Il était rare qu'une religieuse qui ne lui plaisait pas d'abord, lui plût jamais. Elle ne tarda pas à me prendre en gré; et j'eus tout d'abord la dernière confiance en elle. Malheur à celles dont elle ne l'attirait pas sans effort! il fallait qu'elles fussent mauvaises, sans ressource, et qu'elles se l'avouassent. Elle m'entretint de mon aventure à Sainte-Marie; je la lui racontai sans déguisement comme à vous; je lui dis tout ce que je viens de vous écrire; et ce qui regardait ma naissance et ce qui tenait à mes peines, rien ne fut oublié. Elle me plaignit, me consola, me fit espérer un avenir plus doux.

Cependant le temps du postulat se passa; celui de prendre l'habit arriva, et je le pris. Je fis mon noviciat sans dégoût; je passe rapidement sur ces deux années, parce qu'elles n'eurent rien de triste pour moi que le sentiment secret que je m'avançais pas à pas vers l'entrée d'un état pour lequel je n'étais point faite. Quelquefois il se renouvelait avec force; mais aussitôt je recourais à ma bonne supérieure, qui m'embrassait, qui développait mon ame, qui m'exposait fortement ses raisons, et qui finissait toujours par me dire: Et les autres états n'ont-ils pas aussi leurs épines? On ne sent que les siennes. Allons, mon enfant, mettonsgenoux, et prions.... Alors, elle se pros

nous

à

peu

ternait et priait haut, mais avec tant d'onction, d'éloquence, de douceur, d'élévation et de force, qu'on eût dit que l'esprit de Dieu l'inspirait. Ses pensées, ses expressions, ses images pénétraient jusqu'au fond du coeur; d'abord on l'écoutait; à peu on était entraîné, on s'unissait à elle; l'ame tressaillait, et l'on partageait ses transports. Son dessein n'était pas de séduire; mais certainement c'est ce qu'elle faisait on sortait de chez elle avec un coeur ardent, la joie et l'extase étaient peintes sur le visage; on versait des larmes si douces! c'était une impression qu'elle prenait elle-même, qu'elle gardait long-temps, et qu'on conservait. Ce n'est pas à ma seule expérience que je m'en rapporte, c'est à celle de toutes les religieuses. Quelques unes m'ont dit qu'elles sentaient naître en elles le besoin d'être consolées comme celui d'un très-grand plaisir; et je crois qu'il ne m'a manqué qu'un peu plus d'habitude, pour en venir là. J'éprouvai cependant, à l'approche de ma profession, une mélancolie si profonde, qu'elle mit ma bonne supérieure à de terribles épreuves; son talent l'abandonna, elle me l'avoua elle-même. Je ne sais, me dit-elle, ce qui se passe en moi; il me semble, quand vous venez, que Dieu se retire et que son esprit se taise; c'est inutilement que je m'excite, que je cherche des idées, que je veux exalter mon ame; je me trouve une femme ordinaire et bornée; je crains de par

ler.... Ah! chère mère, lui dis-je, quel pressentiment! Si c'était Dieu qui vous rendît muette!.... Un jour que je me sentais plus incertaine et plus abattue que jamais, j'allai dans sa cellule; ma présence l'interdit d'abord : elle lut apparemment dans mes yeux, dans toute ma personne, que le sentiment profond que je portais en moi était audessus de ses forces; et elle ne voulait pas lutter sans la certitude d'être victorieuse. Cependant elle m'entreprit, elle s'échauffa peu à peu; à mesure que ma douleur tombait, son enthousiasme croissait elle se jeta subitement à genoux, je l'imitai. Je crus que j'allais partager son transport, je le souhaitais; elle prononça quelques mots, puis tout à coup elle se tut. J'attendis inutilement : elle ne parla plus, elle se releva, elle fondait en larmes, elle me prit par la main, et me serrant entre ses bras: Ah! chère enfant, me dit-elle, quel effet cruel vous avez opéré sur moi! Voilà qui est fait, l'esprit s'est retiré, je le sens : allez, que Dieu vous parle lui-même, puisqu'il ne lui plaît pas de se faire entendre par ma bouche..... En effet, je ne sais ce qui s'était passé en elle, si je lui avais inspiré une méfiance de ses forces qui ne s'est plus dissipée, si je l'avais rendue timide, ou si j'avais vraiment rompu son commerce avec le ciel; mais le talent de consoler ne lui revint plus. La veille de ma profession, j'allai la voir; elle était d'une mélancolie égale à

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