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année tout ce qui se passait de plus considérable dans l'état, soit en paix, soit en guerre; et cette coutume, établie dans les commencements de Rome, dura jusqu'au temps de P. Mucius, grand-pontife, c'est-à-dire jusqu'à l'année de Rome 629 ou 631. On donnait à ces mémoires le nom de grandes annales.

On juge bien que ces mémoires, dans des temps si reculés, étaient écrits d'un style fort simple, et même fort grossier. Les pontifes se contentaient d'y marquer les principaux événements de chaque année, le temps et le lieu où ils étaient arrivés, le nom et les qualités des personnes qui y avaient eu le plus de part, ne songeant qu'à narrer les faits, non à les orner.

Quelque brutes et imparfaites que fussent ces annales, elles étaient d'une grande importance, parce qu'on n'avait point d'autres monuments qui pussent conserver la mémoire de tout ce qui se passait à Rome; et ce fut une grande perte lorsque l'incendie de la ville par les Gaulois en fit périr la plus grande partie 2.

Quelques années après, l'histoire commença à quitter cette grossièreté antique, et à se produire en public avec plus de décence. Ce furent les poètes, qui les premiers songèrent à l'embellir et à l'orner. Névius fit un poëme sur la première guerre punique, et Ennius écrivit en vers héroïques les annales de Rome.

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Liv. lib. 21.

Corn. Nep.

in fragm.

In Brut. n. 66.

Enfin l'histoire prit une forme régulière, et fut écrite en prose. Q. Fabius Pictor est le plus ancien des historiens latins : il vivait du temps de la seconde guerre punique. L. Cincius Alimentus était du même temps. Tite-Live les cite souvent tous deux avec éloge. On croit qu'ils avaient écrit leur histoire d'abord en grec, puis en latin. Cincius avait fait certainement dans cette dernière langue l'histoire de Gorgias, célèbre rhéteur.

Caton le censeur (M. Porcius Cato) mérite à plus juste titre qu'eux la qualité d'historien latin: car il est certain que c'est dans cette langue qu'il avait écrit son histoire. Elle était composée de sept livres, et avait pour titre Origines, parce que dans les second et troisième livres il expliquait l'origine de toutes les villes d'Italie. Il paraît que Cicéron faisait un grand cas de cette histoire. Jam verò origines ejus (Catonis) quem florem, aut quod lumen eloquentiæ non habent? Mais, sur ce que Brutus trouvait cette louange outrée, il y met une restriction, et ajoute qu'il ne manquait aux écrits de Caton et aux traits de son pinceau que certaine vivacité et certaines couleurs qui n'étaient pas Ibid. n. 298. encore en usage de son temps: intelliges nihil illius lineamentis nisi eorum pigmentorum, quæ inventa mondùm erant, florem et colorem defuisse.

On cite aussi parmi ces anciens historiens L. Piso Frugi, surnommé Calpurnius. Il fut tribun du peuple sous le consulat de Censorinus et de Manlius, l'an de Rome 605. Il fut aussi plusieurs fois consul. Il était jurisconsulte, orateur et historien. Il avait composé des harangues qui ne se trouvaient plus du temps de Cicéron, et des annales d'un style assez bas, au senti

ment de cet orateur. Pline en parle plus avantageu-

sement.

Le véritable caractère de tous ces écrivains était une
grande simplicité 1. Ils ne connaissaient point encore
ce que c'était que délicatesse, beauté et ornement du
discours. Contents de se faire entendre, ils se bor-
naient à un style court et succinct.

Je passe maintenant aux historiens qui sont plus
connus, et dont nous avons les écrits.

Ce n'est point sans raison que Salluste a été appelé
le premier des historiens romains,

Crispus romanâ primus in historia,

et qu'on a cru pouvoir l'égaler à Thucydide, si géné-
ralement estimé entre les historiens grecs: nec oppo-
nere Thucydidi Sallustium verear. Mais, sans vouloir
régler ici les rangs, ce qui ne nous convient point, il
suffit de le regarder comme un des plus excellents
historiens de l'antiquité. On trouve de très-solides ré-
flexions sur le caractère de Salluste dans la préface
qui est à la tête de la traduction de cet historien.

La qualité dominante de ses écrits, et qui carac-
térise Salluste d'une manière plus propre et plus singu-
lière, est la briéveté du style, que Quintilien appelle
immortalem Sallustii velocitatem. Scaliger est le seul

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qui lui dispute cette louange : mais il est presque toujours bizarre dans ses jugements, comme je l'ai déja observé.

Cette briéveté dans Salluste vient de la force et de la vivacité de son génie. Il pense fortement et noblement, et il écrit comme il pense. On peut comparer son style à ces fleuves qui, ayant leur lit plus serré que les autres, ont aussi leurs eaux plus profondes, et portent des fardeaux plus pesants.

La langue dans laquelle il écrivait lui était extrêmement commode pour serrer sa diction et pour suivre en cela le penchant de son génie. Elle a cet avantage, aussi-bien que la grecque, d'être également susceptible des deux extrémités opposées. Dans Cicéron, elle nous présente un style nombreux, arrondi, périodique : dans Salluste, un style brusque, rompu, précipité. Celui-ci supprime assez souvent des mots, laissant au lecteur le soin de les suppléer. Il met ensemble plusieurs termes ou plusieurs phrases, sans les lier par aucune conjonction, ce qui donne une sorte d'impétuosité au discours. Il ne fait point difficulté d'employer dans son histoire de vieux termes, quand ils sont plus courts ou plus énergiques que les termes usités : liberté qu'on lui a reprochée de son vivant, et qu'une ancienne épigramme marque en ces termes :

Et verba antiqui multùm furate Catonis
Crispe, jugurthinæ conditor historiæ.

Mais surtout il fait un grand usage des métaphores, et il ne prend pas les plus modestes et les plus mesu

I Sallustii novandi studium multâ cum invidiâ fuit. » (AUL. GELL. lib. 4, cap. 15.)

rées, comme les maîtres de l'art enseignent qu'on le doit faire, mais les plus concises et les plus fortes, les plus vives et les plus hardies.

Par tous ces moyens, et d'autres encore que j'omets, Salluste est venu à bout de se faire un style tout particulier, et qui ne convient qu'à lui seul. Il marche hors de la route commune, mais sans s'égarer, et par des sentiers qui abrégent seulement le chemin. Il paraît ne penser pas comme les autres hommes, et néanmoins il puise toutes ses pensées dans le bon sens. Ses idées sont naturelles et raisonnables: mais, toutes naturelles et toutes raisonnables qu'elles sont, elles ont encore l'avantage d'être nouvelles.

:

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On ne sait ce qu'on doit admirer davantage dans cet excellent auteur, ou les descriptions, ou les portraits, ou les harangues; car il réussit également dans toutes ces parties, et l'on ne voit pas sur quoi fondé Sénèque le père, ou plutôt Cassius Sévérus, dònt il rapporte le sentiment, a pu dire que les harangues de Salluste n'étaient supportées qu'en faveur de ses histoires in honorem historiarum leguntur. Elles sont d'une force, d'une vivacité, d'une éloquence, auxquelles on ne peut rien ajouter. Il y a beaucoup d'apparence que dans l'endroit en question il ne s'agit pas des harangues insérées par Salluste dans son histoire, mais de celles qu'il prononça dans le sénat, ou de quelques plaidoyers. Quand on lit dans l'histoire de la guerre de Jugurtha le récit de ce fort surpris par un Ligurien de l'armée de Marius, il semble qu'on voie monter et descendre ce soldat le long des rochers escarpés: il semble même qu'on y monte et qu'on en descende avec lui, tant la description en est vive et animée.

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