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2. Examen de l'élocution.

On peut considérer plusieurs choses dans ce qui regarde l'élocution.

La pureté, la propriété, l'élégance du langage. Ces qualités sont communes à nos deux historiens, qui y ont également excellé, mais en se tenant toujours dans la noble simplicité de la nature. Il est remarquable, dit Cicéron, que ces deux auteurs, contemporains des sophistes, qui avaient introduit un style fleuri, peigné, ajusté, et que Socrate, pour cette raison, appelait hoyodadáλous, n'aient jamais donné dans ces petits ou plutôt frivoles ornements.

L'étendue ou la briéveté du style. C'est ici ce qui les distingue et les caractérise particulièrement. Le style d'Hérodote est doux, coulant, étendu; celui de Thucydide vif, concis, véhément. « L'un, pour me servir << des termes de Cicéron, est semblable à un fleuve <«< tranquille qui roule ses eaux avec majesté; l'autre « à un torrent impétueux, et pour parler de guerre il Orat. n. 39. « semble entonner la trompette. » Alter sine ullis salebris quasi sedatus amnis fluit: alter incitatior fertur, et de bellicis rebus canit etiam quodammodò bellicum.

«

Thucydide est si plein de choses, que chez lui lé nom«bre des pensées égale presque celui des mots; et << en même temps il est si juste et si serré pour l'élocu<< tion, qu'on ne sait si ce sont les mots qui ornent les

I

1 « Sophistas λογοδαιδάλους appellat in Phædro Socrates... quorum Satis arguta multa, sed minuta quædam... nimiùmque depicta. Quo magis sunt Herodotus Thucydidesque

mirabiles: quorum ætas quum in eorum tempora, quos nominamus, incidisset, longissimè tamen ipsi a talibus deliciis, vel potiùs ineptiis abfuerunt.» (Cic. in Orat. n. 39.)

Orat. n. 56.

« pensées, ou les pensées qui ornent les mots. » Qui Lib. 2, de (Thucydides) ita creber est rerum frequentia, ut verborum propè numerum sententiarum numero consequatur; ita porrò verbis aptus et pressus, ut nescias utrùm res oratione, an verba sententiis illustrentur. Ce style brusque, pour ainsi dire, est merveilleusement propre pour donner de la force et de l'énergie au discours, mais il y jette ordinairement beaucoup d'obscurité et c'est ce qui est arrivé à Thucydide, surtout dans les harangues, qui sont, en beaucoup d'endroits, presque inintelligibles. Ipsæ illæ conciones ita multas habent obscuras abditasque sententias, vix ut intelligantur. De sorte que la lecture de cet auteur demande une attention suivie, et devient une étude sérieuse. Au reste, il n'est pas étonnant que Thucydide, faisant allusion dans ses harangues à plusieurs circonstances notoires dans le temps, et devenues inconnues dans la suite, laisse des obscurités dans l'esprit des lec teurs, éloignés, par tant de siècles, de ces événements; mais ce n'en est pas là la principale cause.

Ce qui vient d'être dit montre ce qu'il faut penser de nos deux historiens par rapport aux passions, qui dominent, comme on le sait, dans l'éloquence, et en font le principal mérite. Hérodote réussit dans celles qui demandent de la douceur et de l'insinuation, Thucydide dans les passions fortes et véhémentes.

On trouve des harangues dans l'un et dans l'autre ; mais elles sont plus rares et plus fortes dans le premier. Denys d'Halicarnasse trouve un défaut dans celles de Thucydide: c'est qu'elles sont uniformes et toujours sur le même ton, et que les caractères y sont mal observés ; au lieu qu'Hérodote garde mieux les bienséances. Il est

Orat. n. 30.

cap. I.

des personnes qui blâment en général dans l'histoire les harangues, surtout celles qui sont directes. J'ai répondu ailleurs à cette objection.

Je terminerai cet article, qui est devenu plus long que je ne pensais, par l'élégant et judicieux caractère que trace Quintilien de nos deux auteurs, dans lequel il réunit une partie de ce qui a été dit jusqu'ici. HisQuintil.l. 1o, toriam multi scripsere, sed nemo dubitat duos longè cæteris præferendos, quorum diversa virtus laudem penè est parem consecuta. Densuş, et brevis, et semper instans sibi Thucydides: dulcis, et candidus, et fusus Herodotus. Ille concitatis, hic remissis affectibus melior: ille concionibus, hic sermonibus: ille vi, hic voluptate. « La Grèce a eu plusieurs historiens célèbres; << mais on convient qu'il y en a deux qui sont fort au<< dessus des autres, et qui, par des qualités différentes, <«< ont acquis une gloire presque égale. L'un concis, «< serré, toujours pressé d'arriver à son but ; c'est Thucydide: l'autre doux, clair, étendu; c'est Hérodote. << L'un est plus propre pour les passions véhémentes, <«<l'autre pour celles qui demandent de l'insinuation. << L'un réussit dans les harangues, l'autre dans les dis<«< cours ordinaires. Le premier entraîne par la force, le << second attire par le plaisir. » Ce qui ajoute, ce me semble, beaucoup au mérite d'Hérodote et de Thucydide, c'est qu'ayant peu de modèles qu'ils pussent <«< suivre, ils ont néanmoins tous deux porté l'histoire « à sa perfection par une route différente '.

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I

L'estime générale des anciens pour ces deux auteurs

1 Instans sibi est difficile à rendre; c'est-à-dire, qu'il est toujours pressé, qu'il se hâte d'aller à son

but, qu'il y tend continuellement, sans le perdre de vue, sans se détourner, sans s'amuser.

est pour eux un préjugé bien favorable. Il est difficile que tant de grands hommes se soient trompés dans le jugement qu'ils en portent.

ΧΕΝΟΡΗΟΝ.

J'ai exposé ailleurs assez au long tout ce qui regarde les actions et les ouvrages de Xénophon. Je n'en dirai ici qu'un mot, pour en rappeler le souvenir et les dates dans l'esprit du lecteur.

Av. J. C.450.

Xénophon, fils de Gryllus, naquit à Athènes la troi- AN. M. 3554. sième année de la 82o olympiade. Il était plus jeune que Thucydide d'un peu plus de vingt ans. Il fut grand philosophe, grand historien, grand général.

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Av J.C. 401.

Il s'engagea dans les troupes du jeune Cyrus,' qui AN.M.3603. marchait contre son frère Artaxerxe Mnémon, roi de Perse, pour le détrôner. C'est ce qui fut la cause de son exil, parce que les Athéniens étaient alors amis d'Artaxerxe. La retraite des dix mille, sous la conduite. de Xénophon, est connue de tout le monde, et a rendu son nom célèbre à jamais.

Depuis son retour, il fut toujours employé dans les troupes lacédémoniennes, d'abord dans la Thrace, puis dans l'Asie, jusqu'au rappel d'Agésilas, qu'il accompagna jusqu'en Béotie. Alors il se retira à Scyllonte, où les Lacédémoniens lui avaient donné en propre une terre, située assez près de la ville d'Élide.

Sa retraite ne fut pas oisive. Il profita du repos qu'elle lui laissait pour composer ses histoires. Il commença par la Cyropédie, qui est l'histoire du grand Cyrus renfermée en huit livres. Elle fut suivie de celle du jeune Cyrus, qui est la fameuse expédition des dix.

Orat. n. 62.

Lib. 10, c. 1

mille, en sept livres ; puis il écrivit l'histoire grecque', en sept livres aussi, qu'il commença où Thucydide avait fini la sienne. Elle contient l'espace à peu près de quarante - huit ans, depuis le retour d'Alcibiade dans l'Attique jusqu'à la bataille de Mantinée. Il a fait aussi plusieurs traités particuliers sur des sujets historiques 1.

Son style, sous un air de simplicité et de douceur naturelle, cache des graces inimitables, que les personnes d'un goût peu délicat sentent et admirent moins, mais qui n'ont pas échappé à Cicéron, et qui lui ont fait dire « que les Muses paraissaient avoir parlé par la << bouche de Xénophon. » Xenophontis voce Musas quasi locutas ferunt.

Quintilien, dans l'éloge qu'il nous en a laissé, ne fait presque qu'étendre cette pensée. Quid ego commemorem Xenophontis jucunditatem illam inaffectalam, sed quam nulla possit affectatio consequi? ut ipsæ finxisse sermonem Gratia videantur: et, quod de Pericle veteris comœdiæ testimonium est, in hunc transferri justissimè possit, in labris ejus sedisse quamdam persuadendi deam. « Quelles louanges ne <«< mérite point cette douceur charmante de Xénophon << si simple, si éloignée de toute affectation, mais que <«< nulle affectation ne saura jamais atteindre ! Vous << diriez que les Graces elles-mêmes ont composé son langage; et l'on pourrait lui appliquer justement ce « que l'ancienne comédie disait de Périclès, que la « déesse de la persuasion résidait sur ses lèvres.»

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