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SECONDE PARTIE.

DE LA TRAGÉDI E.

CHAPITRE I

Ce que c'est que la Tragédie. LA Tragédie est née après l'Epopée.

Ce fut par les récits poétiques que l'art commença. Cette forme artificielle étoit proche de la nature on a fait des récits aussitôt qu'on a parlé.

Il n'en fut pas de même des drames. Il fallut du tems, des hasards heureux, un concours de circonstances pour en saisir la forme: il fallut une étude profonde, des efforts et des succès pour la perfectionner.

Nous avons dit que l'Epopée comprenoit des récits héroïques, et des récits merveilleux : ceux-ci mis en spectacle ont produit la Tragédie merveilleuse, que nous avons nommée Opéra. Nous avons placé ailleurs (a) ce que nous avions à

(a) Tome 1.

dire

dire de particulier sur ce genre de Tragédie. L'autre espece de Tragédie, qui a retenu le nom du genre, a pris pour elle les récits héroïques. Nous ne parlerons ici que de cette espece: c'est la Tragédie proprement dite. Elle differe de l'Epopée, 1.° par la matiere, en ce qu'elle rejette le merveilleux: 2.° par la forme, en ce qu'elle représente l'action, et qu'elle ne la raconte point. 3.° Elle en differe par l'objet qu'elle se propose, qui est d'excitel la terreur et la pitié. Pour renfermer toutes ces idées sous un même point de vue, nous définissons la Tragédie la représentation d'une action héroïque, propre à exciter la terreur et la pitié; c'est ce dernier caractere qui fait le tragique. Tout notre objet dans cette partie est de développer cette définition.

Nous avons dans cette matiere deux guides célébres, Aristote et le grand Corneille, qui nous éclairent, et nous montrent la route.

Le premier ayant pour principal objet, dans sa Poétique, d'expliquer la nature et les regles de la Tragédie, suit la méthode philosophique, qui ne considere que l'essence des êtres, et les propriétés qui en découlent. Tout est plein chez lui de définitions et de divisions.

De son côté Pierre Corneille, ayant
Tome III.
C

pratiqué l'art pendant quarante ans, et examiné ce qui pouvoit y plaire, ou y déplaire; ayant percé par l'effort de son génie les obstacles de plusieurs matieres rebelles, et observé, en métaphysicien, la route qu'il s'étoit frayée, et les moyens par où il avoit réussi; enfin ayant mis au creuset de la pratique toutes ses réflexions, et les observations de ceux qui étoient venus avant lui, il mérite bien qu'on respecte ses idées et ses décisions, ne fussent-elles pas toujours d'accord avec celles d'Aristote. Celui-ci après tout n'a connu que le théâtre d'Athenes; et s'il est vrai que les génies les plus hardis dans leurs spéculations sur les arts, ne vont gueres au-delà des modeles même que les artistes inventeurs leur ont fournis, le Philosophe grec n'a dû donner que le beau idéal du théâtre Athénien.

D'un autre côté, s'il est de fait que, lorsqu'un nouveau genre, comme une sorte de phénomene, paroît dans la littérature, et qu'il a frappé vivement les esprits, il est bientôt porté à sa perfection, par l'ardeur des rivaux qu'une gloire nouvelle aiguillonne; on pourroit croire que la Tragédie étoit déjà parfaite chez les poëtes Grecs, qui ont servi de modeles aux regles d'Aristote, et que les autres qui sont venus après, n'ont pu y

ajouter que des raffinemens capables d'abâtardir ce genre, en voulant lui donner un air de nouveauté.

Enfin une derniere raison qui peut diminuer l'autorité du poëte François, c'est que lui-même etoit auteur; et on a observé que tous ceux qui ont donné des regles, après avoir fait des ouvrages, n'ont été, quelque courage qu'ils aient eu, que des législateurs réservés et discrets. Semblables au pere dont parle Horace, ou à l'amant d'Agna, ils prennent quelquefois les défauts mêmes pour des agrémens ; ou s'ils les reconnoissent pour des défauts, ils n'en parlent qu'en les désignant par des noms qui approchent fort de ceux de la vertu.

CHAPITRE II.

Ce que c'est qu'Action héroïque.

TOUTE

OUTE action théâtrale est l'entreprise de quelque homme contre un autre homme. C'est proprement le choc des intérêts, et par conséquent celui des passions. Mais l'action de la Tragédie est un choc violent, parce qu'il s'y agit de plus grands intérêts, et que ce sont des forces extraordinaires, des forces de

héros, c'est-à-dire, d'hommes fort supérieurs aux autres hommes, qui se choquent entr'elles.

Qu'est-ce qu'on entend par une action héroïque ?

Chez les Sculpteurs une statue d'homme est de grandeur naturelle, quand elle est en-deçà de six pieds. Elle est héroïque, quand elle est entre six et dix; et au-delà c'est une statue colossale.

En suivant l'analogie de cet exemple l'action de la Tragédie sera héroïque, si elle est l'effet d'une qualité de l'ame portée à un degré extraordinaire jusqu'à un certain point. Si cette action ne demande qu'une vertu commune; elle ne peut avoir de mérite que la vraisemblance; parce qu'on en trouve aisément des modeles. Si elle est au-delà de certaines bornes, et hors de ce vraisemblable dont les hommes ont la mesure dans leurs idées; c'est du gigantesque. Le grand, le beau, le noble, en un mot l'héroïque, se trouve donc dans le milieu. C'est un courage, une valeur, une générosité qui est au-dessus des ames vulgaires. C'est Héraclius qui veut mourir pour Martian; c'est Pulcherie qui dit à l'usurpateur Phocas, avec une fierté digne de sa naissance :

Tyran, descends du trône, et fais place à ton maître,

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