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rivages, des îles flottantes de pistia et de nénuphar, dont les roses jaunes s'élèvent comme de petits pavillons. Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants roses, de jeunes crocodiles, s'embarquent passagers sur ces vaisseaux de fleurs, et la colonie, déployant au vent ses voiles d'or, va aborder, endormie, dans quelque anse retirée du fleuve. Les deux rives du Meschacebé présentent le tableau le plus_extraordinaire. Sur le bord occidental, des savanes se déroulent à perte de vue: leurs flots de verdure, en s'éloignant, semblent monter dans l'azur du ciel, où ils s'évanouissent. On voit dans ces prairies sans bornes, errer à l'aventure des troupeaux de trois ou quatre mille buffles sauvages. Quelquefois un bison, chargé d' années, fendant les flots à la nage, se vient coucher parmi les hautes_herbes, dans_une île du Meschacebé. A son front orné de deux croissants, à sa barbe antique et limoneuse, vous le prendriez pour le dieu mugissant du fleuve, qui jette un regard satisfait sur la grandeur de ses_ondes et la sauvage abondance de ses rives.

Telle est la scène sur le bord occidental; mais_elle change tout à coup sur la rive opposée, et forme avec la première un admirable contraste. Suspendus sur le cours des ondes, groupés sur les rochers et sur les montages, dispersés dans les vallées, des arbres de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les parfums, se mêlent, croissent ensemble, montent dans les airs_à des hauteurs qui fatiguent les regards. Les vignes sauvages, les bignonias,* les coloquintes, s' entrelacent au pied de ccs arbres, escaladent leurs rameaux, grimpent_à l'ex trémité des branches, s'élancent de l'érable au tulipier, du tulipier à l'alcée, formant mille grottes, mille voûtes, mille portiques. Souvent, égarées d'arbre en arbre, ces lianes traversent des bras de rivières, su lesquels elles

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jettent des ponts et des_arches de fleurs. Du sein de ces massifs embaumés, le superbe magnolia* élève son cône immobile: surmonté de ses larges roses blanches, il domine toute la forêt, n'a d'autre rival que le palmier, qui balance légèrement auprès de lui ses éventails de ver dure.

Une multitude d' animaux, placés dans ces belles retraites par la main du Créateur, y répandent l'enchantementet la vie. De l'extrémité des_avenues on aperçoit des— ours enivrés de raisins, qui chancellent sur les branches des_ormeaux; des troupes de cariboux se baignent dans

un lac; des écureuils noirs se jouent dans l'épaisseur des feuillages; des oiseaux moqueurs, des colombes virginiennes de la grosseur d' un passereau, descendent sur les gazons rougis par les fraises; des perroquets verts

à tête jaune, des piverts_empourprés, des cardinaux de feu grimpent en circulant_au haut des cyprès; des colibris étincellent sur le jasmin des Florides, et des serpents oiseleurs sifflent suspendus aux dômes des bois en s'y balançant comme des lianes.

Si tout est silence et repos dans les savanes de l'autre côté du fleuve, tout_ici, au contraire, est mouvement_et murmure: des coups de bec contre le tronc des chênes, des froissements d'animaux qui marchent, broutent ou broient entre leurs dents les noyaux des fruits, des bruissements d'ondes, de faibles mugissements, de sourds meuglements, de doux roucoulements, remplissent ces déserts d'une tendre et sauvage harmonie. Mais quand une brise vient à animer toutes ces solitudes, à balancer tous ces corps flottants, à confondre toutes ces masses de blanc, d'azur, de vert, de rose, à mêler toutes les couleurs, à réunir tous les murmures, il se passe de telles choses aux yeux, que j'essaierais_en vain de les décrire à ceux qui n'ont point parcouru ces champs primitifs de la nature. Chateaubriand.

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LXXXIII.

Contre l'Usage des Viandes.

Tu me demandes pourquoi Pythagore s'abstenait de manger de la chair des bêtes? Mais moi je te deman.le, au contraire, quel courage d'homme eut le premier qui approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui brisa de sa dent les os d'une bête expirante, qui fit servir devant lui des corps morts, des cadavres, et engloutir dans son estomac des membres qui, le moment d'auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient? Comment sa main put-elle enfoncer un fer dans le cœur d' un être sensible? comment ses yeux, purent-ils supporter un meurtre? comment put-il voir saigner, écorcher, démembrer un pauvre animal sans défense? comment put-il supporter l'aspect des chairs pantelantes? comment leur odeur ne lui fit-elle pas soulever le cœur? comment ne fut-il pas dégoûté, repoussé, saisi d' horreur, quand il vint à manier l'ordure de ces blessures, à nettoyer le sang noir t figé qui les couvrait ?

Les peaux rampaient sur la terre, écorchées;
Les chairs au feu mugissaient, embrochées;
L'homme ne put les manger sans frémir,
Et dans son sein les entendit gémir.

Voilà ce qu'il dut_imaginer_et sentir la première fois
qu'il surmonta la nature pour faire cet_horrible repas, la
première fois qu'il eut faim d'une bête en vie, qu'il vou ut
se nourrir d'un._animal qui paissait encore, et qu'il dit
comment il fallait égorger, dépécer, cuire la brebis que
lui léchait les mains. C'est de ceux qui commencèrent
ces cruels festins, et non de ceux qui les quittent, qu'on
a lieu de s'étonner: encore ces premiers-là pourraient
justifier leur barbarie par des excuses qui manquent_à la

nôtre, et dont le défaut nous rend cent fois plus barbares qu'eux.

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Mortels bien aimés des dieux," nous diraient ces premiers hommes, "comparez les temps; voyez combien vous êtes heureux, et combien nous étions misérables! la terre nouvellement formée, et l'air chargé de vapeurs étaient encore indociles à l'ordre des saisons: le cours

incertain des rivieres dégradait leurs rives de toutes parts: des étangs, des lacs, de profonds marécages inondaient les trois quarts de la surface du monde; l'autre quart était couvert de bois et de forêts stériles. La terre ne produisait pas de bons fruits, nous n'avions pas d'instruments de labourage; nous_ignorions l'art de s'en servir; et le temps de la moisson ne venait jamais pour qui n'avait rien semé aussi la faim ne nous quittait point. En hiver, la mousse et l'écorce des arbres étaient nos mets_ ordinaires Quelques racines vertes de chiendent et de bruyère étaient pour nous un régal: et, quand les hommes avaient pu trouver des faînes, des noix_et du gland, ils en dansaient de joie autour d'un chêne ou d'un hétre, au son de quelques chansons rustiques, appelant la terre leur nourrice et leur mère: c'était là leur unique fête, c'étaient leurs_uniques jeux ; tout le reste de la vie humaine n'était que douleur, peine et misère.

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Enfin, quand la terre dépouillée et nue ne nous、 offrait plus rien, forcés d'outrager la nature pour nous conserver, nous mangeâmes les compagnons de notre misère plutôt que de périr avec eux. Mais vous, hommes cruels; qui vous force à verser du sang? Voyez quelle affluence de biens vous environne! combien de fruits vous produit la terre que de richesses vous donnent les champs_et les vignes! que d'animaux vous offrent leur lait pour vous nourrir, et leur toison pour vous_habiller! Que leur demandez-vous de plus? et quelle rage vous porte a commettre tant de meurtres, rassasiés de biens et regorgeant

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de vivres? Pourquoi mentez-vous contre notre mère, en l'accusant de ne pouvoir vous nourrir? Pourquoi péchez vous contre Cérès, inventrice des saintes lois, et contre le généreux Bacchus, consolateur des hommes, comme si leurs dons prodigués ne suffisaient pas à la conservation du genre humain? Comment_avez-vous le cœur de mêler avec leurs doux fruits des_ossements sur vos tables, et de manger avec le lait le sang des bêtes qui vous le donnent? Les panthères et les lions, que vous_appelez betes féroces, suivent leur instinct par force, et tuent les autres animaux pour vivre. Mais vous, cent fois plus féroces qu'elles, vous combattez l'instinct sans nécessité, pour vous livrer à vos cruelles délices. Les animaux que vous mangez ne sont pas ceux qui mangent les autres ; vous ne les mangez pas ces animaux carnassiers, vous les imitez. Vous n'avez faim que de bêtcs innocentes et douces, et qui ne font de mal à personne, qui s'attachent à vous, et que vous dévorez pour prix de leurs services."

O meurtrier contre nature! si tu t'obstines_à soutenir qu'elle t'a fait pour dévorer tes semblables, des êtres de chair et d'os, sensibles_et vivants comme toi, étouffe donc l'horreur qu'elle t'inspire pour ces affreux repas, tue les_animaux toi-même, je dis de tes propres mains, sans ferrements, sans coutelas; déchire-les_avec tes_ongles, comme font les lions_et les_ours; mords ce bœuf et le mets en pièces, enfonce tes griffes dans sa peau; mange cet_agneau tout vif, dévore ses chairs toutes chaudes, bois son âme avec son sang. Tu frémis, tu n'oses sentit palpiter sous ta dent une chair vivante! Homme pitoyable! tu commences par tuer l' animal, et puis tu le manges, comme pour le faire mourir deux fois. Ce n'est pas assez; la chair morte te répugne encore; tes_entrailles ne peuvent la supporter, il la faut transformer par le feu, la bouillir, la rôtir, l'assaisonner de drogues qui la déguisent:

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