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de se délasser, tantôt dans l'épaisseur des bois, au souffle des zéphyrs, sur un gazon qui invite au sommeil, tantôt— auprès d'une flamme étincelante, nourrie par des troncs d'arbres que je tire de mon domaine, au milieu de ma femme et de mes enfants, objets toujours nouveaux de l'amour le plus tendre; au mépris de ces vents_irnpétueux qui grondent autour de mà retraite, sans、 en troubler la tranquillité !

"Ah! si le bonheur n'est que la santé de l'âme, ne doiton pas le trouver dans les lieux_où règne une juste proportion entre les besoins et les désirs, où le mouvement est toujours suivi du repos, et l'intérêt toujours_accompagné du calme?” Barthélemy.

LXVII.

Le Monde.

Rien n'est constant dans le monde, ni les fortunes les plus florissantes, ni les amitiés les plus vives, ni les faveurs les plus enviées. On y voit une sagesse souveraine qui se plaît, ce semble, à se jouer des hommes_en les— élevant les uns sur les ruines des autres, en dégradant ceux qui étaient_au haut de la roue, pour y faire monter ceux qui rampaient il n'y a qu'un moment devant eux; en produisant tous les jours de nouveaux héros sur le théâtre, et faisant éclipser ceux qui auparavant y jouaient un rôle si brillant; en donnant sans cesse de nouvelles scènes à l' univers. Les horames passent toute leur vie dans des agitations, des projets et des mesures: toujours attentifs à se surprendre, ou à éviter d'être surpris; toujours empressés et habiles__à profiter de la retraite, de la disgrâce ou de la mort de leurs concurrents, et à se faire de ces grandes leçons de mépris du monde, de nouveaux motifs d' ambition et de cupidité:

toujours occupés ou de leurs craintes ou de leurs espérances; toujours_inquiets ou sur le présent ou sur l'avenir; jamais tranquilles; travaillant tous pour le repos, et s'en éloignant toujours plus.

La vanité, l'ambition, la vengeance, le luxe, la volupté, le désir insatiable d' accumuler, voilà les vertus que le monde connaît et estime; voilà les vertus aux-quelles il porte ses partisans! La droiture y passe pour simplicité: être double et dissimulé, c'est un mérite qui honore. Toutes ses sociétés sont empoisonnées par le défaut de sincérité; la parole n'y est plus l'interprète du cœur, elle n'en est que le masque qui le cache et qui le déguise; les entretiens n' y sont que des mensonges affectés sous les dehors de l'amitié et de la politesse. On se prodigue à l'envi les louanges et les adulations, et on porte dans le cœur la haine, la jalousie, et le mépris de ceux qu'on loue. Loin de se regarder tous comme ne faisant entre eux qu'une seule famille dont les intérêts doivent être communs, il semble que les hommes ne se lient_ensemble que pour se tromper mutuellement et se donner le change. L'intérêt le plus vil arme le frère contre le frère, l'ami contre l'ami, rompt tous les liens du sang_et de l'amitié; et c'est un motif si bas qui décide de nos haines et de nos. amours. Les besoins et les malheurs du prochain ne trouvent que de l'indifférence et de la dureté même dans les cœurs, lorsqu'on peut le négliger sans rien perdre, ou qu'on ne gagne rien à le secourir.

Si nous connaissions le fond et l'intérieur du monde; si nous pouvions_entrer dans le détail secret de ses soucis_ et de ses noires_inquiétudes; si nous pouvions percer ceite première écorce qui n'offre aux yeux que joie, que plaisirs, que pompe et magnificence, que nous le trouverions différent de ce qu'il paraît! Nous n' y verrions que des malheureux: le père divisé d'avec l'enfant, l'époux

d'avec l'épouse; le secret des familles ne cache aux、 yeux du public que des antipathies, des jalousies, des murmures, des dissensions éternelles. Les amitiés_y sont troublées par les soupçons, par les_intérêts, par les caprices; les liaisons les plus étroites y sont refroidies pur l'inconstance; les engagements les plus tendres y finissent par la haine et la perfidie; les fortunes les plus brillantes y perdent tout leur agrément par les assujettissements qu'elles exigent; les places les plus honorables n'y font sentir que le chagrin de ne pouvoir monter plus haut: chacun s'y plaint de sa destinée; les plus_ élevés n'y sont pas les plus heureux; ils montent par leur rang et par leur fortune jusqu' au-dessus des nues; on les perd de vue, si haut ils sont placés; ils paraissent

au-dessus du reste des hommes par les hommages qu'on leur rend, par l'éclat qui les environne, par les grâces qu'ils distribuent, par les_adulations_éternelles dont la prospérité et la puissance sont toujours_accompagnées; et, par la satiété même des plaisirs, et par la gêne des assujettissements et des bienséances, et par la bizarrerie de leurs désirs, et par l'amertume de leurs jalousies, et par la bassesse qu'ils_emploient pour plaire au maître, et par les dégoûts qu'ils_en_essuient, ils sont plus bas que le peuple, et plus malheureux que lui.

LXVIII.

Massillon.

La Maison de Jean-Jacques à la Campagne, s'il était Riche.

Je n'irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon apparteSur le penchant de quelque agréable colline bien Combragée, j'aurais une petite maison rustique, une

ment.

maison blanche avec des contrevents verts; et, quoiqu' une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais infiniment, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gai que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappelerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une basse-cour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier, et mon_avare magnificence n'étalerai point_aux yeux des espaliers superbes auxquels_ peine on osât toucher. Or cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon_asyle dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

Là, je rassemblerais une société plus choisie que nombreuse d'amis_aimant le plaisir, et s'y connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter_ aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés; et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés_à des foules d'amusements divers, qui ne nous donneraient chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaîté, les travauæ rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance; la salle-à

manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous_un_arbre, quelquefois au loin près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aulnes et de coudriers: une longue procession de gais convives porterait_en_chantant l'apprêt du festin; on_ aurait le gazon pour table et pour chaises; les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, l' appétit dispenserait des façons; chacun, se préférant ouvertement_à tout_autre, trouverait bon que tout autre se préférât de même à lui: de cette familiarité cordiale et modérée, naîtrait, sans grossiereté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin, plus charmant cert fois que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs. Point d'importuns laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'unœil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long dîner. Nous serions nos valets, pour être nos maîtres; chacun serait servi par tous; le temps passerait sans le compter, le repas serait le repos, et durerait autant que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque paysan retournant_au travail, ses_outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misere; et moi, j'aurais_aussi le plaisir de me sentir émouvoir et de me dire en secret: "Je suis encore homme."

Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du lieu, j'y serais des premiers avec ma troupe. Si quelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient dans mon voisinage, on saurait que j'aime la joie, et j'y serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient à la fete, et j'y trouverais_en_échange des biens d'un prix_ inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la

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