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dessus_un_autre champ d'azur: voilà ce que j' admi rais; on n' exagère point, quand on dit que Constan tinople offre le plus beau point de vue de l'univers.

Nous abordâmes à Galata: je remarquai sur le champ le mouvement des quais, et la foule des porteurs, des marchands et des mariniers; ceux-ci annonçaient, par la couleur diverse de leurs visages, par la différence de leurs langages, de leurs habits, de leurs chapeaux, de leurs bonnets, de leurs turbans, qu' ils étaient venus de toutes les parties de l' Europe et de l'Asie habiter cette frontière de deux mondes. L' absence presque totale des femmes, le manque de voitures_à roues, et les meutes de chiens sans maîtres, furent les trois caracteres distinctifs qui me frappèrent d'abord dans l'intérieur de cette ville extraordinaire. Comme on ne marche guere qu' en babouches, qu'on n' entend_aucun bruit de carrosses ni de charrettes, qu' il n'y a point de cloches, et tres-peu de métiers_à marteau, le silence est continuel. Vous voyez

autour de vous_une foule muette, qui semble vouloir passer sans être aperçue, et qui a toujours l'air de se dérober_aux regards du maître. Vous arrivez sans cesse d'un bazar à un cimetière, comme si les Turcs n'étaient là que pour acheter, vendre et mourir. Ces cimetières sans murs et placés au milieu des rues sont des bois magnifiques de cyprès : les colombes font leurs nids dans ces cyprès, et partagent la paix des morts. On découvre çà et là quelques monuments_antiques qui n' out de rapport, ni avec les hommes modernes, ni avec les monuments nouveaux dont ils sont environnés: on dirait qu'ils ont été transportés dans cette ville orientale par l'effet d'un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de bonheur ne se montre à vos yeux: ce qu'on voit n'est pas un peuple, mais un troupeau qu' un iman conduit, et qu' un janissaire égorge. Il n'y a d'autre plaisir que la débauche, d'autre peine que la

mort. Au milieu des prisons et des bagnes s'éleve un sérail, capitole de la servitude; c'est là qu' un gardien sacré conserve les germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie. De pâles adorateurs rôdent sans cesse autour du temple, et viennent_apporter leurs têtes_à l'idole. Rien ne peut les soustraire au sacrifice; ils sont

entraînés par un pouvoir fatal: les yeux du despote attirent les esclaves comme les regards du serpent fascinent les oiseaux dont il fait sa proie.

Chateaubriand.

LIX.

Prise de la Bastille.

Le peuple, dès la nuit du 13 juillet, (1789), s' était porté vers la Bastille; quelques coups de fusil avaient été tirés, et il paraît que des_instigateurs_avaient proféré plusieurs fois le cri: A la Bastille! Le vœu de sa destruction se trouvait dans quelques cahiers; ainsi, les_idées_avaient pris d'avance cette direction. On demandait toujours des armes. Le bruit s'était répandu que l'Hôtel des Invalides en contenait un dépôt considérable. On s'y rend aussitôt. Le commandant, M. de Sombreuil, en fait défendre l'entrée, disant qu'il doit demander des_ ordres à Versailles. Le peuple ne veut rien_entendre, sc précipite dans l'hôtel, enleve les canons et une grande quantité de fusils. Déjà dans ce moment_une foule considérable assiégeait la Bastille. Les assiégean's disaient que le canon de la place était dirigé sur la ville, et qu' il fallait empêcher qu'on ne tirât sur elle. Le député d'un district demande à être introduit dans la forteresse, et l'obtient du commandant. En faisant la visite, il trouve trente deux Suisses et quatre vingt deux_invalides, et reçoit la parole de la garnison de ne pas faire feu, si elle n'est

attaquée. Pendant ces pourparlers, le peuple, ne voyan pas paraître son député, commence à s' irriter, et celui-ci est obligé de se montrer pour apaiser la multitude. Il se retire enfin vers onze heures du matin. Une demi-heure s'était à peine écoulée, qu' une nouvelle troupe arrive en armes, en criant: "Nous voulons la Bastille!" La garni. son somme les assaillants de se retirer, mais_ils s'obstinent. Deux_hommes montent_avec intrépidité sur le toit du corps de garde, et brisent_à coups de hache les chaînes du pont qui retombe. La foule s'y précipite, et court à un second pont pour le franchir de même. Eu ce moment. une décharge de mousqueterie l'arrête: elle recule, mais_en faisant feu. Le combat dure quelques_ instants; les électeurs, réunis à l'Hôtel de Ville, entendant le bruit de la mousqueterie, s' alarment toujours davantage, et envoient deux députations l' une sur l'autre, pour sommer le commandant de laisser_introduire dans la place un détachement de milice parisienne, sur le motif que toute force militaire dans Paris doit etre sous la main de la ville. Ces deux députations arrivent successivement. Au milieu de ce siége populaire, il était très dilficile de se faire entendre. Le bruit du tambour, la vuɛ d' un drapeau, suspendent quelque temps le feu. Les députés s'avancent; la garnison les attenl, mais il est

impossible de s'expliquer. Des coups de fusil sont tirés, on ne sait d'où. Le peuple, persuadé qu'il est trahi, se précipite pour mettre le feu à la place; la garnison tire alors à mitraille. Les gardes-françaises arrivent__ avec du canon et commencent_une attaque en forme.

Sur ces entrefaites, un billet_adressé par le baron de Besenval à Delaunay, commandant de la Bastille, est_in tercepté et lu à l'Hôtel de Ville; Besenval engagea Delaunay à résister, lui assurant qu'il serait bientôt secourn. C'était en effet dans la soirée de ce jour que devaient s'exécuter les projets de la cour. Cependan

Delaunay, n'étant point secouru, voyant l' acharnement du peuple, se saisit d'une mèche allumée et veut faire sauter la place. La garnison s' y oppose et l'oblige à serendre les signaux sont donnés, un pont_est baissé. Les assiégeants s'approchent en promettant de ne com nettre aucun mal; mais la foule se précipite et envahit les Cours. Les Suisses parviennent à se sauver. Les inralides_assaillis ne sont arrachés à la fureur du peuple que par le dévoûment des gardes-françaises. En ce nonent, une fille, belle, jeune et tremblante, se présente: on la suppose fille de Delaunay; on la saisit, et elle allait_ être brûlée, lorsqu' un brave soldat se précipite, l'arrache aux furieux, court la mettre en sûreté, et retourne à la mêlée.

Il était cinq heures et demie. Les électeurs étaient dans la plus cruelle anxiété, lorsqu'ils entendent_un murmure sourd_et prolongé. Une foule se précipite en criant victoire. La salle est envahie; un garde-française, couvert de blessures, couronné de lauriers, est porté en triomphe par le peuple. Le règlement et les clefs de la Bastille sont au bout d'une baïonnette; une main sanglante, s'élevant au-dessus de la foule, montre une boucle de col: c'était celle du gouverneur Delaunay qui venait d'être décapité. Deux gardes-françaises, Elie et Hullin, l'avaient défendu jusqu'à la derniere extrémité. D'autres victimes_avaient succombé, quoique défendues

avec héroïsme contre la férocité de la populace. Une espèce de fureur commençait à éclater contre Flesselles, le prévôt des marchands, qu' on accusait de trahison. On prétendait qu' il avait trompé le peuple en lui promettant plusieurs fois des armes qu' il ne voulait pas lui donner. La salle était pleine d' hommes tout bouillan's d' un long combat, et pressés par cent mille autres qui, restés_au dehors, voulaient_entrer_à leur tour. Les électeurs 'efforçaient de justifier Flesselles aux yeux de la multi

66

tude. Il commençait à perdre son assurance, et déjà tout pâle il s'écrie::—66 Puisque je suis suspect, je me retirerai." Non," lui dit-on, "venez au Palais-Royal pour y être jugé." Il descend_alors pour s' y rendre. La multitude s'ébranle, l'entoure, le presse. Arrivé au qua Pelletier, un_inconnu le renverse d'un coup de pistolet. On prétend qu' on avait saisi une lettre sur Delaunay, dans laquelle Flesselles lui disait: "Tenez bon, tandis-que j' amuse les Parisiens avec des cocardes."

Thiers.

LX.

De la Terre.

Qui est-ce qui a suspendu ce globe de la terre? qui est-ce qui ena posé les fondements? Rien n'est, ce semble, plus vil qu' elle; les plus malheureux la foulent aux pieds; mais c'est pourtant pour la posséder qu'on donne les plus grands trésors. Si elle était plus dure, l'homme ne pourrait en ouvrir le sein pour la cultiver; si elle était moins dure, elle ne pourrait le porter; il enfoncerait partout, comme il enfonce dans le sable ou dans un bourbier. C'est du sein inépuisable de la terre que sort tout ce qu'il y a de plus précieux.

Cette masse informe, vile et grossière, prend toutes les formes les plus diverses, et elle seule donne tour-à-tour tous les biens que nous lui demandons. Cette boue si sale se transforme en mille beaux_objets qui charment les_veux. En une seule année elle devient branches, boutons, feuilles, fleurs, fruits et semences, pour renouveler ses libéralités

en faveur des hommes; rien ne l'épuise. Plus_on déchire ses entrailles, plus_elle est libérale. Apr`s tan/

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