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L'orateur et le comédien

la mort, quand ie la voyois universellement, comme fin de la vie. Ie la gourmande en bloc: par le menu, elle me pille; les larmes d'un laquays, la dispensation de ma desferre, l'attouchement d'une main cogneue, une consolation commune, me desconsole et m'attendrit. Ainsi nous troublent l'ame les plainctes des fables; et les regrets de Didon et d'Ariadne passionnent ceulx mesmes qui ne les croyent point, en Virgile et en Catulle. C'est un exemple de nature obstinee et dure, n'en sentir aulcune esmotion, comme on recite, pour miracle, de Polemon (a); mais aussi ne paslit il pas seulement à la morsure d'un chien enragé qui luy emporta le gras de la iambe. Et nulle sagesse ne va si avant de concevoir la cause d'une tristesse si vifve et entiere, par iugement, qu'elle ne souffre accession par la presence, quand les yeulx et les aureilles y ont leur part: parties qui ne peuvent estre agitees que par vains accidents.

Est ce raison que les arts mesmeş se servent attendris par et facent leur proufit de nostre imbecillité et qu'ils jouent bestise naturelle? l'orateur, dict la rhetorique

un rôle feint

eux-mêmes.

en cette farce de son plaidoyer, s'esmouvera par le son de sa voix et par ses agitations feinctes, et se lairra piper à la passion qu'il represente, il s'imprimera un vray dueil et essentiel, par le moyen de ce bastelage qu'il ioue, pour le trans

(a) Dans sa Vie, par DIOCÈNE LAERCE, l. 4, segm. 17. C.

mettre aux iuges à qui il touche encores moins : comme font ces personnes qu'on loue aux mortuaires pour ayder à la cerimonie du dueil, qui vendent leurs larmes à poids et à mesure, et leur tristesse; car encores qu'ils s'esbranslent en forme empruntee, toutesfois, en habituant et rengeant la contenance, il est certain qu'ils s'emportent souvent touts entiers, et receoivent en eulx une vraye melancholie. Ie feus, entre plusieurs aultres de ses amis, conduire à Soissons le corps de monsieur de Grammont, du siege de la Fere, où il feut tué; ie consideray que partout où nous passions, nous remplissions de lamentations et de pleurs le peuple que nous rencontrions, par la seule montre de l'appareil de nostre convoy; car seulement le nom du trespassé n'y estoit pas cogneu. Quintilian dict (a) avoir veu des comediens si fort engagez en un roolle de dueil, qu'ils en pleuroient encores au logis: et de soy mesme, qu'ayant prins à esmouvoir quelque passion en aultruy, il l'avoit espousee iusques à se trouver surprins, non seulement de larmes, mais d'une pasleur de visage et port d'homme vrayement accablé de douleur.

Plaisant

moyen de di

En une contree prez de nos montaignes, les femmes font le presbtre Martin (b); car, comme vertir sa douelles agrandissent le regret du mary perdu, par

(a) Inst. orat. 1. 6, c. 2, vers la fin. C.

(b) C'est une expression proverbiale fondée sur le conte

leur.

De vains

la souvenance des bonnes et agreables conditions qu'il avoit, elles font tout d'un train aussi recueil et publient ses imperfections; comme pour entrer d'elles mesmes en quelque compensation, et se divertir de la pitié au desdaing: de bien meilleure grace encores que nous, qui, à la perte du premier cogneu, nous picquons à luy prester des louanges nouvelles et faulses, et à le faire tout aultre quand nous l'avons perdu de veue, qu'il ne nous sembloit estre quand nous le voyions; comme si le regret estoit une partie instructive, ou que les larmes, en lavant nostre entendement, l'esclaircissent. Ie renonce dez à present aux favorables tesmoignages qu'on me vouldra donner, non parce que l'en seray digne, mais parce que ie seray mort.

Qui demandera à celuy là, «Quel interest avez objets, de pu- vous à ce siege?» «L'interest de l'exemple, dira

res imagina

tions sans réa

et détermi

lité, frappent « il, et de l'obeïssance commune du prince : ie n'y pretends proufit quelconque; et de gloire, humain. «< ie sçais la petite part qui en peult toucher un

nent l'esprit

particulier comme moy: ie n'ay icy ny pas«<sion, ny querelle. » Voyez le pourtant, le lendemain, tout changé, tout bouillant et rougissant de cholere, en son reng de battaille pour l'assault: c'est la lueur de tant d'acier, et le feu et tintamarre de nos canons et de nos tambours

d'un prêtre, nommé Martin, qui faisoit la fonction de prêtre et de clerc en disant la messe. C.

qui luy ont iecté cette nouvelle rigueur et hayne dans les veines. Frivole cause! me direz vous. Comment cause? il n'en fault point pour agiter nostre ame; une resverie sans corps et sans subiect la regente et l'agite : que ie me iecte à faire des chasteaux en Espaigne, mon imagination m'y forge des commoditez et des plaisirs, desquels mon ame est reellement chatouillee et resiouïe. Combien de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse par telles umbres, et nous inserons (a) en des passions fantastiques qui nous alterent et l'ame et le corps! Quelles grimaces estonnees, riardes, confuses, excite la resverie en nos visages! quelles saillies et agitations de membres et de voix! semble il pas de cet homme seul, qu'il aye des visions faulses d'une presse d'aultres hommes avecques qui il negocie, ou quelque daimon interne qui le persecute? Enquerrez vous à vous où est l'obiect de cette mutation est il rien, sauf nous, en nature, que l'inanité substante, sur quoy elle puisse? Cambyses, pour avoir songé, en dormant, que son frere debvoit devenir roy de Perse, le feit mourir; un frere qu'il aymoit, et duquel il s'estoit tousiours fié Aristodemus (6), roy des Messeniens, se tua pour une fantasie qu'il print de mauvais augure, de ie ne sçais quel hurlement

:

(a) Nous livrons-nous à des passions chimériques. E. J. (b) PLUTARQUE, traité de la Superstition, c. 9. C.

de ses chiens; et le roy Midas (a) en feit autant,
troublé et fasché de quelque malplaisant songe
qu'il avoit songé. C'est priser sa vie iustement ce
qu'elle est, de l'abandonner pour un songe. Oyez
pourtant nostre ame triumpher de la misere du
corps, de sa foiblesse, de ce qu'il est en bute à
toutes offenses et alterations: vrayement elle a
raison d'en parler!

O prima infelix fingenti terra Prometheo !
Ille parùm cauti pectoris egit opus.
Corporis disponens, mentem non vidit in arte;
Recta animi primùm debuit esse via. (1)

gaies, néces

vieillesse.

CHAPITRE V.

Sur des vers de Virgile.

Réflexions A mesure que les pensements utiles sont plus saires dans la pleins et solides, ils sont aussi plus empeschants et plus onereux : le vice, la mort, la pauvreté, les maladies, sont subiects graves, et qui grevent. Il fault avoir l'ame instruicte des moyens de soubtenir et combattre les maulx, et ins

(a) PLUTARQUE, traité de la Superstition, c. 9, C. (1) O malheureuse argile qui fut d'abord façonnée par Prométhée ! qu'il a montré peu de sagesse dans son ouvrage! En formant le corps de l'homme, il n'a pris aucun soin de l'esprit : c'est pourtant par l'esprit qu'il eût dû commencer. PROPERT. eleg. 5, 1. 3, v. 7.

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