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bien evident signe d'une maladie violente; i̇'auray mon iugement merveilleusement desmanché: si l'impatience et la frayeur gaignent cela sur moy, on en pourra conclure une bien aspre fiebvre en

mon ame.

l'ay prins la peine de plaider cette cause, que ⚫i'entends assez mal, pour appuyer un peu et conforter la propension naturelle contre les drogues et praticque de nostre medecine, qui s'est derivee en moy par mes ancestres; afin que ce ne feust pas seulement une inclination stupide et temeraire, et qu'elle eust un peu plus de forme; afin, aussi, que ceulx qui me veoient si ferme contre les exhortements et menaces qu'on me faict quand mes maladies me pressent, ne pensent pas que ce soit simple opiniastreté; ou qu'il y ayt quelqu'un si fascheux, qui iuge encores que ce soit quelque aiguillon de gloire : ce seroit un desir bien assené (a) de vouloir tirer honneur d'une action qui m'est commune avecques mon iardinier et mon muletier! Certes, ie n'ay point le cœur si enflé ny si venteux, qu'un plaisir solide, charnu et moelleux, comme la santé, ie l'allasse

(a) Montaigne, qui parle ironiquement ici, veut dire que de vouloir se faire honneur d'une action qui lui est commune avec son jardinier et son muletier, ce seroit un désir fort mal placé. Assener, signifie proprement porter un coup où l'on a dessein de frapper. Montaigne l'emploie ici d'une manière fort singulière ; et peut-être est-il le premier qui se soit avisé de dire: Un désir bien ou mal assené. C.

eschanger pour un plaisir imaginaire, spirituel et aeré : la gloire, voire celle des quatre fils Aymon, est trop cher achetee à un homme de mon humeur, si elle luy couste trois bons accez de cholique. La santé, de par Dieu! Ceulx qui aiment nostre medecine peuvent avoir aussi leurs considerations bonnes, grandes et fortes; ie ne hais point les fantasies contraires aux miennes : il s'en fault tant que ie m'effarouche de veoir de la discordance de mes iugements à ceulx d'aultruy, et que ie me rende incompatible à la societé des hommes pour estre d'aultre sens et party que le mien, qu'au rebours, comme c'est la plus generale façon que nature aye suyvy, que la varieté, et plus aux esprits qu'aux corps, d'autant qu'ils sont de substance plus soupple et susceptible de plus de formes, ie treuve bien plus rare de veoir convenir nos humeurs et nos desseings. Et ne feut iamais au monde deux opinions pareilles, non plus que deux poils, ou deux grains: leur plus universelle qualité, c'est la diversité.

FIN DU LIVRE SECOND.

LIVRE TROISIÈME.

Acte perfide

CHAPITRE PREMIER.

De l'utile et de l'honneste.

PERSONNE n'est exempt de dire des fadaises; le

malheur est de les dire curieusement:

Næ iste magno conatu magnas nugas dixerit. (1)

Cela ne me touche pas : les miennes m'eschappent aussi nonchalamment qu'elles le valent; d'où bien leur prend : ie les quitterois soubdain, à peu de coust qu'il y eust; et ne les achette ny les vends que ce qu'elles poisent: ie parle au papier, comme ie parle au premier que ie rencontre. Qu'il soit vray, voicy de quoy.

A qui ne doibt estre la perfidie detestable, détesté par Tibère. puis que Tibere la refusa à si grand interest? On lui manda d'Allemaigne que, s'il le trouvoit bon, on le desferoit d'Ariminius (a) par poison: c'es

(1) Cet homme va me dire, avec grande emphase, de grandes balivernes. TERENT. Heaut. act. 3, sc. 5, v. 8.

(a) Ou plutôt Arminius, comme on le voit par TACIT. Annal. 1. 2, c. 88. N.

toit le plus puissant ennemy que les Romains eussent, qui les avoit si vilainement traictez soubs Varus, et qui seul empeschoit l'accroissement de sa domination en ces contrees là. Il feit response, « que le peuple romain avoit accoustumé de se venger de ses ennemis par voye ouverte, les armes en main; non par fraude et en cachette (a): » il quitta l'utile pour l'honneste. C'estoit, me direz vous, un affronteur : le le crois; ce n'est pas grand miracle, à gents de sa profession: mais la confession de la vertu ne porte pas moins en la bouche de celuy qui la hayt; d'autant que la verité la luy arrache par force, et que s'il ne la veult recevoir en soy, au moins il s'en couvre pour s'en parer.

Police hu

maine pleine

tion, a besoin du vice pour

se soutenir.

Nostre bastiment, et public et privé, est plein d'imperfection mais il n'y a rien d'inutile en d'imperfecnature, non pas l'inutilité mesme ; rien ne s'est ingeré en cet univers, qui n'y tienne place opportune. Nostre estre est cimenté de qualitez maladifves l'ambition, la ialousie, l'envie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous, d'une si naturelle possession, que l'image s'en recognoist aussi aux bestes; voire et la cruauté, vice si desnaturé, car, au milieu de la compassion, nous sentons au dedans ie ne

:

(a) Non fraude, neque occultis, sed palàm et armatum, populum romanum hostes suos ulcisci. Tacit. Annal. 1. 2, c. 88. N.

Justice malicieuse.

sçais quelle aigre doulce poincte de volupté maligne à veoir souffrir aultruy, et les enfants la

sentent:

Suave mari magno, turbantibus æquora ventis,

E terra magnum alterius spectare laborem. (1) Desquelles qualitez qui osteroit les semences en l'homme destruiroit les fondamentales conditions de nostre vie. De mesme, en toute police, il y a des offices necessaires, non seulement abiects, mais encores vicieux: les vices y treuvent leur reng, et s'emploient à la cousture de nostre liaicomme les venins à la conservation de nostre santé. S'ils deviennent excusables, d'autant qu'ils nous font besoing, et que la necessité commune efface leur vraye qualité, il fault laisser iouer cette partie aux citoyens plus vigoreux et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces aultres anciens sacrifierent leur vie pour le salut de leur pays; nous aultres, plus foibles, prenons des roolles et plus aysez et moins hazardeux. Le bien public requiert qu'on trahisse, et qu'on mente, et qu'on massacre resignons cette commission à gents plus obeïssants et plus soupples.

Certes, l'ay eu souvent despit de veoir des iuges attirer, par fraude et faulses esperances de fa

(1) Lorsque les vents bouleversent les mers, il est doux de contempler du rivage le péril des malheureux battus par la tempête. Lucret. 1. 2, v. 1.

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