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peut-on laisser un côté fortuit, et que sera-ce si la fortune nous trahit?

Il peut arriver, j'en conviens, que le hasard nous serve; mais c'est précisément parce qu'il est le hasard qu'il est déraisonnable de s'en faire une ressource. Je prêchais dans notre temple de SainteMarie une très-simple homélie sur les derniers moments de la comparution de Jésus devant Pilate et notamment sur l'anathème fameux des Juifs: Que son sang soit sur nous et sur nos enfants! L'idée de la péroraison s'était offerte d'elle-même; c'était le principe providentiel du deuxième commandement du Décalogue, l'influence de la conduite des parents sur le sort des enfants. Arrivé au moment de commencer l'application, je découvre tout à coup que, soit par un échec de mémoire, soit par un défaut de préparation, la transition me manque; je m'arrête, selon l'usage, en ce moment... rien ! Je me retourne vers le devant de la chaire... rien ! Je pose les mains sur la serge verte... rien ! J'ouvrais presque la bouche pour commencer par une de ces conjonctions qui servent d'ordinaire à remplacer les transitions absentes, quand mon regard tombe sur un enfant endormi dans les bras de sa mère et qu'elle contemplait avec le bonheur si doux dont les yeux maternels savent rayonner. La transition était trouvée;

quelques traits rapides servirent à rappeler l'aspect de la place du Prétoire, Pilate sur son siége judicial, Jésus devant lui au milieu des soldats romains, la fureur du peuple, les Scribes et les Pharisiens aiguillonnant sa colère, ce cri abominable retentissant de toutes parts: Que son sang soit sur nous et sur nos enfants!.. Sans doute, ai-je ajouté, il n'y avait en ce moment sur la place publique pas une mère juive portant son enfant entre les bras; les Juifs devant elle n'auraient pas osé crier ainsi... L'émotion que les mères qui m'écoutaient ont ressentie et dont je reçus ensuite la confidence, avait été facile à nourrir, et le discours se termina heureusement. Je cite cet exemple, parce qu'il me paraît très-propre à faire comprendre en quoi consiste un hasard d'éloquence, et l'absurde folie dont on se rend coupable en y comptant. Ces bonnes fortunes sont rares au point que quarante ans de prédications ne me fournissent pas un second trait pareil. Certes, il est très-légitime de saisir l'occasion au vol, quand elle arrive; mais il est insensé de se dire: Elle arrivera.

Les tours de force méritent une censure encore plus sévère. Qui ne comprend qu'on n'a jamais le droit de les essayer dans la chaire sacrée? C'est la profaner, et prostituer à des satisfactions de vanité les facultés que le Seigneur nous a données pour

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servir sa cause. Quelle déraison de vouloir ajouter de gaieté de cœur aux difficultés de la prédication, comme si elle n'était pas assez difficile ! Puis, ces épreuves désordonnées, quand on ose les tenter, ne prouvent et n'apprennent rien; l'espèce de chaleur factice et de hardiesse aventureuse qui fait réussir dans ces tentatives stériles n'a rien de commun avec cette force d'esprit, sereine et consciencieuse, qui donne le succès dans l'accomplissement d'un devoir.

Deux condisciples, dans une académie du nord, s'étaient liés d'une étroite amitié malgré la différence de leurs caractères, l'un présomptueux et léger; l'autre modeste et grave. Ils se retrouvèrent pasteurs de deux églises voisines, et un défi s'échangea entre eux sur le courage d'improviser sans préparation aucune; le plus sage ne l'accepta que dans l'espoir de donner une leçon utile à son ami. Ils convinrent d'occuper chacun à son tour deux dimanches de suite une de leurs chaires, et sur le seuil du vestiaire le prédicateur en tour devait recevoir de son compétiteur un texte dans un papier plié. Celui des deux qui ne se permettait cette hardiesse si répréhensible que dans une intention qui la justifiait peut-être, prêcha tant bien que mal sur un texte indifférent; huit jours après, le second, en

dépliant le billet dans la chaire, y trouva ce trait des Proverbes (xvi, 18): L'orgueil marche devant l'écrasement... Qu'arriva-t-il? Il se sentit incapable de prêcher et céda la chaire à son ami.

XXII

DU TRAVAIL CONTINU DE LA PRÉDICATION.

Quelque ardues et minutieuses que puissent paraître les règles dont j'ai tenté de tracer une esquisse, il en reste une encore que je me sens pressé de recommander; elle demande une persévérance d'application peut-être plus grande encore, et pourtant elle n'a rien d'exagéré, si on la met en balance avec le devoir qui nous est imposé de prêcher le christianisme en ce XIX siècle et à ce peuple de France, après soixante ans de révolutions.

Cette dernière condition à s'imposer pour bien remplir la tâche de prédicateur selon les facultés qu'on a reçues, est de se persuader qu'elle n'est jamais finie, qu'elle ne doit jamais s'interrompre, que le travail s'en doit continuer à travers la carrière entière jusqu'à épuisement des forces. Celui qui dit, à quelque

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