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La nature, dans le jeu de nos traits et le son de notre voix, semble nous donner cette indication en ne formant jamais deux physionomies humaines dont l'expression soit pareille, deux voix humaines dont le timbre n'ait point de différence.

Ce n'est pas sans un retour vers les premiers jours de ma carrière que j'ai écrit quelques mots de ces dernières lignes. Je me rappelle dans quelle circonstance cette règle de parler avec nos facultés naturelles, heureuses ou non, plutôt qu'avec des facultés d'emprunt, s'est comme révélée à mon esprit. En 1813, une de mes premières' prédications fut donnée devant un sévère aréopage de vieux experts dans l'art, et sans me douter de ma hardiesse, je lançai du haut de la chaire un vrai poëme en prose, rebondi de descriptions et d'apostrophes, récité avec une imperturbable mémoire et une fougue d'accentuation et de gesticulation très-absurde, mais

» que tous de parler du nez, parce que M. Amyrault, qu'ils >> prenaient pour leur modèle, avait ce défaut. » (De l'Exercice du Ministère sacré, p. 24.)

<< On se gâte d'ordinaire en voulant trop copier les autres; on >> étouffe ce qu'on a de génie pour prendre celui qu'on n'a pas; » de là naissent toutes ces difformités qui sont si ordinaires à >> ceux qui quittent leur naturel pour prendre celui d'un autre; >> c'est ce qui fait tant de mauvais prédicateurs par les fausses >> manières qu'ils prennent. » (Le P. Rapin; Traité sur l'élo»quence de la chaire, vi réflexion.)

très-franche, très-naturelle. On fut surpris, un peu abasourdi, et après réflexion on résuma le jugement en me disant que c'était là une prédication d'histrion, qu'il n'y avait rien à en espérer et que je ferais mieux de tenter tout autre chose en ce monde que de prêcher. Le mot était assez dur et m'alarma; mais un de mes amis, à peine plus âgé que moi, m'aborda aussitôt et me dit à l'oreille en style familier d'étudiants : « Ne t'inquiète pas; va toujours... » tu as été ce que tu es ; c'est l'essentiel! » Ce mot fut pour moi une sorte de révélation; il a résonné sans cesse à mon oreille, et depuis je n'ai jamais compris qu'un cours d'éloquence ne commençât point par ce conseil : Soyez ce que vous êtes.

III

UTILITÉ DES CONSEILS.

De ces considérations, une importante conséquence est à déduire qui en forme le corollaire. Autant les modèles sont dangereux, perfides, impossibles, autant les conseils sont utiles, sont indispensables. Encore une fois, aucun prédicateur ne sait comment il prêche; il faut donc qu'on le lui dise. Si les péchés d'ignorance sont rares en morale, ils sont trèscommuns en éloquence; on ne peut se les reprocher à soi-même, et quand on essaye de les corriger, on ne sait pas si on les a corrigés en effet.

Ces défauts que l'orateur contracte à son insu, sont d'ordinaire ce que l'on nomme très-justement des défauts naturels, de sorte qu'on en vient avec une déplorable facilité à y retomber à tout moment, et qu'il faut ensuite une longue et pénible vigilance,

une sorte de lutte contre soi-même, pour les extirper, à mesure qu'un censeur en signale le retour.

Que l'on veuille bien appliquer les remarques précédentes à deux parties de l'éloquence dont la difficulté et l'importance sont extrêmes, le geste et les inflexions de voix; qui peut être sûr, sans recourir à une critique intelligente, attentive, sévère, que son geste et son accentuation n'ont pas des défauts considérables, et combien de prédicateurs se nuisent gravement et compromettent leur succès, sans même qu'ils s'en doutent, par de continuels sourires, par quelques mouvements bizarres des bras ou des mains qui sont devenus une routine, ou par des éclats, des chutes, des larmoiements de voix répétés à satiété, comme par mégarde et sans intention!

J'ai connu un prédicateur qui ne commençait jamais une phrase sans passer au fausset; un autre qui aimait à citer le passage d'Ésaïe (1x, 5) : L'empire a été posé sur son épaule, et ne le citait jamais sans porter la main sur la sienne'. Combien d'autres

1 Les gestes d'imitation sont toujours du plus mauvais effet. Quintilien se moque de ces orateurs qui, pour faire entendre qu'une personne est malade, contrefont le médecin qui lui tâte le pouls, ou qui, pour montrer que cet autre sait la musique, disposent leurs doigts à la manière des joueurs de lyre. (De Inst. Orat. XI, 3.)

Je n'ai connu à cette règle qu'une exception, le seul geste

tombent dans le grave défaut de gesticuler, non par phrase, mais par mots; ce qui fait adopter une gesticulation saccadée du plus triste effet, et conduit à découper chaque période en autant de parties que l'on fait de mouvements! La récidive constante de ces fautes de débit devenues des manies est toujours une preuve manifeste que de bons conseils ont manqué.

On peut aller plus loin encore et soutenir que ni la justesse et l'élégance du geste, ni l'usage heureux de la voix, ne sont choses qui s'apprennent, mais choses qui se corrigent. Chacun a sa gesticulation, qui lui vient naturellement; chacun a son accent de voix qu'il émet naturellement; la direction habituelle des mouvements du corps, de la tête, du

d'imitation risqué par Talma et qu'excusait l'effet terrible qu'il produisait dans les deux fameux vers de Cinna :

Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et, sa tête à la main, demandant son salaire!

Ses traits prenaient une expression d'horreur profonde. Il prononçait lentement le premier vers, en laissant ses deux mains parcourir le haut du corps comme si elles suivaient les traces de sang; puis il avançait sa main gauche, seule, les doigts crispés comme s'ils tenaient la tête par les cheveux; enfin, il étendait la main droite, la paume ouverte, comme recevant le salaire. Je cite à dessein ce remarquable exemple que j'ai devant les yeux comme s'il était d'hier, afin de bien montrer que l'exception ici prouve la règle.

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