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deux épigraphes en tète de ce volume; l'une, empruntée à Tacite, résume en quelques mots les qualités que suppose l'éloquence : « Le véritable ora>>teur est celui qui, sur toute matière, peut parler >> avec une élocution pure, ornée, persuasive, en » proportion de l'importance du sujet, selon la con>venance des occasions et avec charme pour les

auditeurs. » L'autre est un mot que Cicéron met dans la bouche de Crassus, qui exprime très-bien l'esprit dans lequel j'ai hasardé d'écrire cet essai et que je puis adresser à mes collègues comme l'orateur romain à ses interlocuteurs: « Sur vos in» stances, j'ai tenté de vous faire connaître les sources » où vous pouvez puiser et les chemins à suivre; » non dans la pensée de me faire moi-même votre

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guide; ce qui serait une tâche immense et super» flue, mais de vous montrer la route, et, comme >> on dit, de vous indiquer les sources du doigt.

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II

DU DANGER DE L'IMITATION.

Se donner comme modèle ne serait pas une folie de présomption seulement; mais une folie, selon la rhétorique. En fait d'élocution, quelle qu'elle soit, et plus encore, s'il est possible, en fait d'éloquence, c'est-à-dire d'élocution réussie, depuis le simple talent de converser ou de discuter jusqu'aux efforts du débit le plus véhément, je crois aux critiques, aux directions; je ne crois pas aux modèles. Personne ne s'entend soi-même; personne ne se voit en chaire; personne ne sait comment il parle en public, ni même en particulier; aucun miroir ne peut refléter un orateur; regardez-vous dans une glace en récitant ou en improvisant, vous ne serez plus vous; l'image faussera la réalité; le soin de faire attention à vous-même enlèvera tout naturel au

débit, et vous ne verrez de votre personne qu'une mauvaise doublure. Pourquoi? pour la simple raison, dont l'expérience a été faite dès la première fois qu'un homme a parlé à des hommes rassemblés, que s'il y a au monde quelque chose de foncièrement personnel, c'est l'élocution, c'est l'éloquence. Buffon n'a dit que la moitié de la vérité; le style, c'est l'homme; mais l'éloquence ou le style parlé, c'est peut-être plus encore l'homme, l'homme complet, l'homme selon sa puissance propre d'être, de concevoir et d'exprimer; l'homme, en un mot, tel que Dieu l'a créé et tel ensuite qu'il s'est développé selon ses énergies natives 1. Si ces observations sont justes, il n'y a pas de modèles dans l'art de parler; qui en cherche, qui en choisit, se fourvoie au point que les meilleurs originaux feront les plus tristes copies; toute imitation d'éloquence doit aboutir à une sorte de singerie; la première condition à remplir par l'orateur est d'être soi, et s'il est médiocre ou mauvais, sa consolation, je devrais dire sa ressource, sera au moins d'être lui. L'originalité peut, jusqu'à un certain point, tenir lieu de talent.

1 << N'existe-t-il pas presque autant de genres d'éloquence » que d'orateurs? >>

Nonne fore ut, quot oratores, totidem pene reperiantur genera dicendi? (Cicéron, de Orat. III, 9.)

L'imitation entraîne d'ailleurs un danger spécial dont l'imitateur ne se doute même pas; en effet, qu'il s'agisse de reproduire le style ou le débit, elle porte moins sur les bons côtés des modèles que sur les mauvais, sur les côtés faibles ou exagérés ; ceuxci ressortent davantage, attirent l'attention, sont plus faciles à contrefaire; on y est entraîné par cette facilité même; il arrive souvent que les qualités d'un orateur éminent s'expliquent par ses défauts et en dépendent jusqu'à un certain point; les unes et les autres sont liés, sont connexes en lui; mais se séparent dans l'imitation, et il en résulte que les copistes se bornent souvent à s'inculquer soigneusement des vices de débit qu'ils n'auraient pas contractés en gardant l'indépendance de leur élocution. Quintilien a dit avec autant d'esprit que de justesse : « Ne suffirait-il pas de par>> ler toujours comme Cicéron? Oui, certes, je >> m'en contenterais, si je pouvais y atteindre en » tout 1. »

J'ai entendu parler d'un jeune ministre qui a mis en pratique aussi largement que possible la méthode combattue ici. Vers la fin de ses études, il

'Quid ergo? Non est satis omnia sic dicere, quomodo M. Tullius dixit? Mihi quidem satis esset, si omnia consequi possem. (De Inst. Orat., ș. 2.)

eut occasion d'entendre, à diverses reprises, un prédicateur dont il se déclara l'imitateur systématique. Gestes, pose, mouvements de tête, inflexions de voix, il s'efforçait de tout contrefaire, et ainsi de se rendre étranger son art oratoire; il parlait devant un miroir de dimension suffisante; là, il travaillait assidûment à ne point se ressembler, et le moment vint où il crut avoir imaginé un moyen infaillible de succès dans cette patiente persévérance de calque et de pastiche. Le prédicateur imité imprima quelques sermons; l'imitateur les apprit par cœur, et les répétant à satiété, il se flattait que l'identité du discours amènerait en fin de compte l'identité de prédication... Les résultats n'ont que trop prouvé la justesse du principe que je défends : n'imitez personne et conservez à tout prix, même au prix de déboires et d'échecs pénibles lors de vos débuts, cet avantage que rien ne compense, l'individualité de votre éloquence 1.

'Le célèbre évêque de Belley, Camus, quoiqu'il ait écrit une quinzaine de volumes qui regardent le ministère de la prédication, «< voulut imiter la manière lente de prêcher de François » de Sales, son intime ami; il gâta tout, et, par l'avis du saint, >> il reprit la rapidité qui lui était naturelle. » (Maximes sur le » ministère de la chaire, par Gaichiès, de l'Oratoire, p. 33.) Voir aussi l'Histoire de la Prédication, de Joly, p. 429.

La folie de l'imitation peut descendre aux plus ridicules détails; Ostervald parle de « ces Proposants qui affectaient pres

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