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Si je veux d'un galant dépeindre la figure,
Ma plume pour rimer trouve l'abbé de Pure; '
Si je pense exprimer un auteur sans défaut,
La raison dit virgile, et la rime Quinault
Enfin, quoi que je fasse ou que je veuille faire,
La bizarre toujours vient m'offrir le contraire.
De rage, quelquefois, ne pouvant la trouver,
Triste, las et confus, je cesse d'y rêver;

Et, maudissant vingt fois le démon qui m'inspire,
Je fais mille serments de ne jamais écrire 3.
Mais, quand j'ai bien maudit et Muses et Phébus,
Je la vois qui paraît quand je n'y pense plus :
Aussitôt malgré moi tout mon feu se rallume;
Je reprends sur-le-champ le papier et la plume;
Et, de mes vains serments perdant le souvenir,
J'attends de vers en vers qu'elle daigne venir.
Encor si pour rimer, dans sa verve indiscrète*,
Ma Muse au moins souffrait une froide épithète,
Je ferais comme un autre; et, sans chercher si loin,
J'aurais toujours des mots pour les coudre au besoin,
Si je louais Philis en miracles féconde,

Je trouverais bientôt à nulle autre seconde;

Si je voulais vanter un objet non pareil,

Je mettrais à l'instant plus beau que le soleil ;

Enfin, parlant toujours d'astres et de merveilles,

De chefs-d'œuvre des cieux, de beautés sans pareilles,

1. Ménage était quelque peu dameret, Boileau lui avait d'abord donné la préférence.

Si je pense parler d'un galant de notre âge,

Ma plume pour rimer rencontrera Ménage.

2. Quinault n'avait fait alors que des tragédies tombées dans l'oubli. Il fut de l'Académie française en 1670; il mourut en 1688. Ses opéras ont eu beaucoup de succès, et présentent quelques bons vers.

3. Horace fait le même serment, et avoue le même parjure (livre II, épître 1, ▼. 3):

Ipse ego qui nullos me affirmo scribere versus,
Invenior Parthis mendacior...

Et moi-même, quand j'affirme que je ne fais point de vers, je me trouve être plus menteur que les Parthes, »

4. Ce mouvement rappelle le passage de la quinzième satire de Régnier, v. 19, et suivants :

Encor si le transport dont mon âme est saisie
Avoit quelque respect durant ma frénésie,
Qu'il se reglast selon les lieux moins importants,

Ou qu'il fist choix des jours des hommes et du temps.

5. Dans sa comédie des Académistes, Saint-Évremond a mis Chapelain en scène; i nous le représente qui travaille à des vers avec un soin ridicule et peu de géaie. On y trouve toutes les épithètes banales dont Boileau se moque ici.

Avec tous ces beaux mots, souvent mis au hasard,
Je pourrais aisément, sans génie et sans art,
En transposant cent fois et le nom et le verbe,
Dans mes vers recousus mettre en pièces Malherbe.
Mais mon esprit, tremblant sur le choix de ses mots,
N'en dira jamais un s'il ne tombe à propos,
Et ne saurait souffrir qu'une phrase insipide
Vienne à la fin d'un vers remplir la place vide :
Ainsi, recommençant un ouvrage vingt fois,
Si j'écris quatre mots, j'en effacerai trois 1.

Maudit soit le premier dont la verve insensée
Dans les bornes d'un vers renferma sa pensée,
Et, donnant à ses mots une étroite prison,
Voulut avec la rime enchaîner la raison !
Sans ce métier, fatal au repos de ma vie,
Mes jours pleins de loisir couleraient sans envie.
Je n'aurais qu'à chanter, rire, boire d'autant,
Et, comme un gras chanoine, à mon aise et content,
Passer tranquillement, sans souci, sans affaire,
La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire."
Mon cœur exempt de soins, libre de passion,
Sait donner une borne à son ambition;
Et, fuyant des grandeurs la présence importune,
Je ne vais point au Louvre adorer la fortune :
Et je serais heureux si, pour me consumer,
Un destin envieux ne m'avait fait rimer.

Mais depuis le moment que cette frénésie
De ses noires vapeurs troubla ma fantaisie,
Et qu'un démon jaloux de mon contentement
M'inspira le dessein d'écrire poliment,
Tous les jours, malgré moi, cloué sur un ouvrage,
Retouchant un endroit, effaçant une page,
Enfin passant ma vie en ce triste métier,
J'envie, en écrivant, le sort de Pelletier.

Bienheureux Scudéri, dont la fertile plume

1. Boileau a dit dans son Art poétique :

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.

2. Et le jour à rien faire. La Fontaine dit dans son épitaphe : l'une à dormir et l'autre à ne rien faire. Voltaire (vie discours, vers 155):

Et formé pour agir se plaisait à rien faire.

l'usage a donné à rien l'idée d'une négation:

De pas mis avec rien tu fais la récidive

Et c'est, comine on t'a dit, trop d'une négative

Peut tous les mois sans peine enfanter un volume!1
Ses écrits, il est vrai, sans art et languissants,
Temblent être formés en dépit du bon sens;

Mais ils trouvent pourtant, quoi qu'on en puisse dire,
Un marchand pour les vendre, et des sots pour les lire,
Et quand la rime enfin se trouve au bout des vers,
Qu'importe que le reste y soit mis de travers?
Malheureux mille fois celui dont la manie
Veut aux règles de l'art asservir son génie !
Un sot, en écrivant, fait tout avec plaisir :
Il n'a point en ses vers l'embarras de choisir ;
Et, toujours amoureux de ce qu'il vient d'écrire,
Ravi d'étonnement, en soi-même il s'admire.
Mais un esprit sublime en vain veut s'éléver
A ce degré parfait qu'il tâche de trouver;
Et, toujours mécontent de ce qu'il vient de faire,
Il plaît à tout le monde, et ne saurait se plaire :
Et tel, dont en tous lieux chacun vante l'esprit,
Voudrait pour son repos n'avoir jamais écrit.

Toi donc, qui vois les maux où ma Muse s'abîme,
De grâce, enseigne-moi l'art de trouver la rime;
Ou, puisque enfin tes soins y seraient superflus,
Molière, enseigne-moi l'art de ne rimer plus. *

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1. Balzac avait dit avant Boileau: O bienheureux écrivains, M. de Saumaise en latin et M. de Scudéri en françois, j'admire votre facilité et j'admire votre abondance. Vous pouvez écrire plus de calepins que moi d'almanachs.» (Lettre x11, livre XXIII, cité par Brossette.) Se rappeler ici le sens primitif de Calepin; voir sur ce mot, p. 21, note 8.

2. Bienheureux sont ces écrivains qui se contentent si facilement ;... qui, sans choisir, écrivent tout ce qu'ils savent, qui ne travaillent que de la mémoire et des doigts. Balzac. Lettre x1, liv. XXIII.

3.

D

Voilà, s'écria Moliere en entendant ce vers la plus belle vérité que vous ayez jamais dite; je ne suis pas du nombre de ces esprits sublimes dont vous parlez; mais tel que je suis, je n'ai rien fait en ma vie, dont je sois véritablement

content. >>

Ridentur mala qui componunt carmina Verum
Gaudent scribentes, et se venerantur, et ultro
Si taceas laudant; quidquid scripsere beati, etc.

HORACE. Épit. II, 11, v. 105.

4. On peut rapprocher de cette satire la pièce de Sainte-Beuve sur la rime:

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SATIRE III.

(1665)

LE REPAS RIDICULE1.

Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère ? D'où vous vient aujourd'hui cet air sombre et sévère, Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier 3

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1. Récit d'un festin donné par un hôte d'un goût extravagant qui se pique néanmoins de raffiner sur la bonne chère. Horace, liv. II, sat. vIII, et Régnier (sat. x) ont traité un sujet semblable. BROSSETTE. Imité de la neuvième satire de Juvénal:

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2

A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier ? 1
Qu'est devenu ce teint dont la couleur fleurie
Semblait d'ortolans seuls et de bisques nourrie, 2
Où la joie en son lustre attirait les regards,
Et le vin en rubis brillait de toutes parts?'
Qui vous a pu plonger dans cette humeur chagrine?
A-t-on par quelque édit reformé la cuisine?
Ou quelque longue pluie, inondant vos vallons,
A-t-elle fait couler vos vins et vos melons?
Répondez donc enfin, ou bien je me retire.

- Ah! de grâce, un moment souffrez que je respire.
Je sors de chez un fat, qui, pour m'empoisonner,
Je pense, exprès chez lui m'a forcé de diner.
Je l'avais bien prévu. Depuis près d'une année,
J'éludais tous les jours sa poursuite obstinée.
Mais hier il m'aborde, et me serrant la main :

« Ah! monsieur, m'a-t-il dit, je vous attends demain.
N'y manquez pas au moins. J'ai quatorze bouteilles
D'un vin vieux... Boucingo n'en a point de pareilles ;*
Et je gagerais bien que, chez le commandeur,
Villandri priserait sa sève et sa verdeur."
Molière avec Tartufe y doit jouer son rôle;"

1. Le roi avait, en 1654, supprimé un quartier des rentes de l'hôtel-de-ville. On fit alors cette épigramme:

De nos rentes pour nos péchés
Si les quartiers sont retranchés,
Pourquoi s'en émouvoir ia bile?

Nous n'aurons qu'à changer de lieu:
Nous allions à l'hôtel-de-ville

Et nous irons à l'hôtel-Dieu.

C'était la banqueroute d'un trimestre de revenu.

2. Bisque, potage fait avec un coulis d'écrevisses.

3. Ces rubis viennent de Régnier et du nez authentique de son pédant.

Où maints ru bis balais, tout rougissant de vin,
Montraient un hac itur à la pomme de Pin.

4. Boucingo, illustre marchand de vin. Boileau.

5. Jacques de Souvré, commandeur de S. Jean de Latran et ensuite grand prieur de France, aimait la bonne chère, et tenait ordinairement une table somptueuse à laquelle s'asseyaient souvent M. du Broussin et M. de Villandri. Les repas du commandeur étaient renommés en ce temps-là, et Saint-Évremond en fait mention dans sa conversation avec le duc de Candale. Villandri, homme de qualité,

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qui allait fréquemment chez le commandeur de Souvré. BOILEAU.

6. Dans ce vers, l'adverbe y veut dire chez moi. Le sens est clair. Grammati calement, il se rapporterait à chez le commandeur. C'est un accord (ou syllepse) de pensée. Le Tartufe en ce temps-là avait été défendu et tout le monde voulait avoir Molière pour le lui entendre réciter. BOILEAU. La défense dura jusqu'en 1669. Molière allait alors dans le monde lire son chef-d'œuvre, qui ne put se produire au théâtre qu'en 1669. Il l'avait achevé en 1664. Joué cette année même à la cour, il eut, en 1667, une seule représentation et resta suspendu jusqu'à nouvel ordre.

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