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Que de son nom, chanté par la bouche des belles,
Benserade en tous lieux amuse les ruelles ; 1
Que Segrais dans l'églogue en charme les forêts; 2
Que pour lui l'épigramme aiguise tous ses traits.
Mais quel heureux auteur, dans une autre Énéide,
Aux bords du Rhin tremblant conduira cet Alcide? 3
Quelle savante lyre, au bruit de ses exploits,
Fera marcher encor les rochers et les bois;
Chantera le Batave, éperdu dans l'orage,
Soi-même se noyant pour sortir du naufrage;
Dira les bataillons sous Mastricht enterrés,
Dans ces affreux assauts du soleil éclairés ? 5

6

7

Mais tandis que je parle, une gloire nouvelle
Vers ce vainqueur rapide aux Alpes vous appelle,
Déjà Dôle et Salins sous le joug ont ployé ;
Besançon fume encor sur son roc foudroyé.
Où sont ces grands guerriers dont les fatales ligues
Devaient à ce torrent opposer tant de digues?
Est-ce encore en fuyant qu'ils pensent l'arrêter,
Fiers du honteux honneur d'avoir su l'éviter ? 8
Que de remparts détruits! Que de villes forcées !

Et l'amour qui marche à leur suite

Les croit des courtisans français.

1. Les lits placés, la tête au mur, laissaient des deux côtés un espace libre où se réunissaient les visiteurs autour de la maîtresse de maison qui, par une affectation de précieuse, recevait ses visites étant dans son lit.

2. Jean Regnault de Segrais, de l'Académie française, né à Caen en 1625, mort le 25 de mars 1701. Il eut part, dit-on, à la composition des romans de Mme de la Fayette et a laissé des églogues, Athis, poème pastoral, et une traduction en vers de l'Enéide. (M. CHERON.) On lit dans le Temple du Goût : << Segrais voulut un jour entrer dans le sanctuaire en récitant ce vers de Despréaux :

Que Segrais dans l'églogue en charme les forêts;

mais la critique ayant lu, par malheur pour lui, quelques pages de son Enéide en vers français, le renvoya assez durement, et laissa venir à sa place Mme de la Fayette, qui avait mis sous le nom de Segrais le roman aimable de Zaïde, et celui de la Princesse de Clèves. »

3. Alcide n'est là que pour rimer, car Alcide n'est point le héros de l'Enéide.» (DESMARETS.)

4. Après le passage du Rhin, le roi s'était rendu maître de presque toute la Hollande, et Amsterdam même se disposait à lui envoyer ses clefs. Les Hollandais, pour sauver le reste de leur pays, n'eurent d'autre ressource que de le submerger entièrement en lâchant leurs écluses.

5. Maestricht se rendit le 1er de juillet 1673, après seize jours de tranchée ouverte et plusieurs assauts donnés en plein jour.

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6. Places de la Franche-Comté prises en plein hiver. (BOILEAU, 1713.) Cette note est inexacte. Dôle se rendit le 6 de juin 1674, Salins, le 22; Besançon avait été soumise le 15 de mai de la même année.

7. Berriat-Saint-Prix fait observer que l'édition de Paris de 1757 ayant mis sous son roc foudrové, cette légère bévue se retrouve dans plus de soixante éditions, 8. Montecuculli, général de l'armée d'Allemagne pour les alliés, évita le com

Que de moissons de gloire en courant amassées ! 1

Auteurs, pour les chanter, redoublez vos transports: Le sujet ne veut pas de vulgaires efforts.

3

Pour moi, qui, jusqu'ici nourri dans la satire,
N'ose encor manier la trompette et la lyre,
Vous me verrez pourtant, dans ce champ glorieux,
Vous animer du moins de la voix et des yeux;
Vous offrir ces leçons que ma muse au Parnasse
Rapporta jeune encor du commerce d'Horace;
Seconder votre ardeur, échauffer vos esprits,
Et vous montrer de loin la couronne et le prix.
Mais aussi pardonnez, si, plein de ce beau zèle,
De tous vos pas fameux observateur fidèle,
Quelquefois du bon or je sépare le faux,
Et des auteurs grossiers j'attaque les défauts;
Censeur un peu fâcheux, et souvent nécessaire,
Plus enclin à blâmer que savant à bien faire. "

bat, et s'applaudit de la retraite avantageuse qu'il avait faite. ode Iv, v. 51, fait dire à Annibal:

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Horace, liv. IV,

Lâches qui dans le trouble et parmi les cabales

1.

Mettez l'honneur honteux et vos grandeurs vénales.

Songez, seigneur, songez à ces moissons de gloire.

(RACINE, Iphigénie, acte V, scène 11.)

2. « Dans la première composition, l'on passait immédiatement du vers 210 (Dans les affreux assauts du soleil éclairés) au vers 223 (Pour moi qui jusqu'ici nourri dans la satire). Les douze vers intermédiaires (211 à 222), ces vers si rapides, si énergiques, si pleins d'enthousiasme, furent composés après l'impres sion, pour ainsi dire, currente calamo, et Boileau ne se livre pas à une fiction poétique lorsqu'il s'écrie dans le premier: Mais tandis que je parle. Voici nos preuves: 1° L'impression de l'édition in-4o de 1674 fut achevée le 10 juillet (t. 1, Notice bibl., s. 1, no 31) et la prise de Salins, citée au vers 213, p. 260, n'avait été annoncée à Paris que le 30 juin (Gazette de France de ce jour)... 2o Le feuillet où se trouvent ces douze vers est au milieu du volume... 3° Il y a été adapté à l'aide d'un carton. (Nos quatre exemplaires et ceux des grandes bibliothèques de Paris ont ce carton.)» (BERRIAT-SAINT-PRIX.)

3. Vingt ans plus tard, l'auteur, malheureusement pour sa gloire, écrira l'Ode sur la prise de Namur.

4. «L'auteur s'est très bien défini lui-même dans ce vers, » disait Pradon. Ce n'est pas chez Pradon qu'il faut aller chercher un jugement éclairé sur l'auteur de l'Art poétique. Nous aimons mieux citer celui de Voltaire : « L'Art poétique de Boileau est admirable parce qu'il dit toujours agréablement des choses vraies et utiles, parce qu'il donne toujours le précepte et l'exemple, parce qu'il est varié, parce que l'auteur, en ne manquant jamais à la pureté de la langue,

Sait d'une voix légère

Passer du grave au doux, du plaisant au sévère.

Ce qui prouve son mérite chez tous les gens de goût, c'est qu'on sait ses vers par cœur, et ce qui doit plaire aux philosophes, c'est qu'il a presque toujours raison.» (Dict. philos., article Art poétique.

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Je ne ferai point ici comme Arioste 3, qui quelquefois, sur le point de débiter la fable du monde la plus absurde, la garantie vraie d'une vérité reconnue, et l'appuie même de l'autorité de l'archevêque Turpin ". Pour moi, je déclare franchement que tout le poème du Lutrin n'est qu'une pure fiction, et que tout y est inventé, jusqu'au nom même du lieu où l'action se passe. Je l'ai appelé Pourges 5, du nom d'une petite chapelle qui était autrefois proche de Montlhéry. C'est pourquoi le lecteur ne doit pas s'étonner que, pour y arriver de Bourgogne, la Nuit prenne le chemin de Paris et de Montlhéry 6.

C'est une assez bizarre occasion qui a donné lieu à ce poème. Il n'y a pas longtemps que, dans une assemblée où j'étais, la conversation tomba sur le poème héroïque. Chacun en parla suivant ses lumières. A l'égard de moi, comme on m'en eut demandé mon avis, je soutins ce que j'ai avancé dans ma poétique qu'un poème héroïque, pour être excellent, devait être chargé de peu de

1. De 1674 à 1698 il y a : « Poème héroïque. » Desmarets fit observer que ce titre, qui promet de la grandeur et de la majesté, était trop relevé pour le sujet, et qu'il aurait fallu employer celui de poeme héroï-burlesque. En 1701, Boileau mit poème héroï-comique à l'imitation de la Secchia rapita. (B.-S.-P.) 2. Cet avis a paru avant le Lutrin dans les éditions de 1674, in-4°, et 1674 et 1675, petit in-12.

Date de sa mort, 1533.

3. Dans son Roland furieux. 4. Turpin, moine de Saint-Denis, puis archevêque de Reims, sur lequel on ne sait autre chose, sinon qu'il assista en 769, avec d'autres prélats français, au concile de Rome où Etienne Ill fit condamner l'antipape Constantin. Huet, dans son Origine des romans, démontre que le livre intitulé De vita Caroli mayni et Rolandi, attribué à l'archevêque Turpin, et qui raconte les exploits de Charlemagne et de son neveu Roland, en Espagne, renferme des faits qui en fixent la composition à la fin du XIe siècle ou au commencement du xie. Guy Allard, dans sa Bibliothèque du Dauphiné, attribue ce roman à un moine de Saint-André de Vienne, qui l'aurait composé l'an 1092. Il a été publié pour la première fois à Francfort-sur-le-Mein, en 1566. (M. CHÉRON.)

5. Boileau, qui ne voulait pas désigner la Sainte-Chapelle de Paris, avait d'abord mis Bourges, où il y avait aussi une Sainte-Chapelle.

6. Il résulte des recherches que MM. les maire et curé de Montlhéry ont bien voulu faire en 1826, qu'il n'a jamais existé dans les environs de chapelle ni de hameau nommé Pourges...

matière 1, et que c'était à l'invention à la soutenir et à l'étendre. La chose fut fort contestée. On s'échauffa beaucoup; mais après bien des raisons alléguées pour et contre, il arriva ce qui arrive ordinairement en toutes ces sortes de disputes je veux dire qu'on ne se persuada point l'un l'autre, et que chacun demeura ferme dans son opinion. La chaleur de la dispute étant passée, on parla d'autre chose, et on se mit à rire de la manière dont on s'était échauffé sur une question aussi peu importante que celle-là. On moralisa fort sur la folie des hommes qui passent presque toute leur vie à faire sérieusement de très grandes bagatelles, et qui se font souvent une affaire considérable d'une chose indifférente. A propos de cela, un provincial 2 raconta un démêlé fameux qui était arrivé autrefois dans une petite église de sa province, entre le trésorier et le chantre, qui sont les deux premières dignités de cette église, pour savoir si un lutrin serait placé à un endroit ou à un autre. La chose fut trouvée plaisante. Sur cela un des savants de l'assemblée, qui ne pouvait pas oublier sitôt la dispute, me demanda si moi, qui voulais si peu de matière pour un poème héroïque, j'entreprendrais d'en faire un sur un démêlé aussi peu chargé d'incidents que celui de cette église. J'eus plus tôt dit pourquoi non? que je n'eus fait réflexion sur ce qu'il me demandait. Cela fit faire un éclat de rire à la compagnie, et je ne pus m'empêcher de rire comme les autres, ne pensant pas en effet moi-même que je dusse jamais me mettre en état de tenir parole. Néanmoins le soir, me trouvant de loisir, je rêvai à la chose, et ayant imaginė en général la plaisanterie que le lecteur va voir, j'en fis vingt vers que je montrai à mes amis. Ce commencement les réjouit assez. Le plaisir que je vis qu'ils y prenaient m'en fit faire encore vingt autres ainsi de vingt vers en vingt vers, j'ai poussé enfin l'ouvrage à près de neuf cents. Voilà toute l'histoire de la bagatelle que je donne au public. J'aurais bien voulu la lui donner achevée; mais des raisons très secrètes 3, et dont le lecteur trouvera bon que je ne l'instruise pas, m'en ont empêché. Je ne me serais pourtant pas pressé de le donner imparfait, comme il est, n'eût été les misérables fragments qui en ont couru . C'est un burlesque nouveau, dont je me suis avisé en notre langue; car, au lieu que dans l'autre burlesque Didon et Énée parlaient comme des harengères et des crocheteurs, dans celui-ci une horlogère et un horloger parlent

1. Allusion à ces vers de l'Art poétique, ch. III:

N'offrez point un sujet d'incidents trop chargé.
Le seul courroux d'Achille, avec art ménagé,
Remplit abondamment une Iliade entière:
Souvent trop d'abondance appauvrit la matière.

2. On verra dans l'Avis au lecteur qui suit que cette circonstance fut inventée pour dépayser le lecteur, comme dit Saint-Marc.

3. Le poème n'était pas achevé, voilà la vraie raison. (BROSSETTE.)

4. Berriat-Saint-Prix dans ses Notices bibliographiques, t. I, § 1, no 31, indique ces fragments:

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Fragments sur le Lutrin de la Sainte-Chapelle, p. 13 à 20 de la Réponse au Pain béni, du sieur abbé de Marigny, petit in-12 de 20 pages, 1673 (il n'y a pas d'autre indication »

comme Didon et Énée 1. Je ne sais donc si mon poème aura les qualités propres à satisfaire un lecteur, mais j'ose me flatter qu'il aura au moins l'agrément de la nouveauté 2, puisque je ne penso pas qu'il y ait d'ouvrage de cette nature en notre langue, la Défaite des bouts-rimés 3, de Sarrasin, étant plutôt une pure allégorie qu'un poème comme celui-ci “.

1. En 1704, il les remplaça par un perruquier et une perruquière.

2. La poésie héroï-comique n'avait point été inconnue à nos ancêtres. Nous avons eu, nous aussi, et longtemps avant les Italiens, nos épopées burlesques. Voici ce qu'en dit V. Le Clerc dans son Discours sur l'état des lettres au xiv. sièle, t. II, p. 15: « On le louait (Chaucer) aussi d'avoir le premier, longtemps avant Cervantes, laissé voir dans son étrange figure de sir Thopas le côté grotesque ou héroï-comique de la chevalerie; nous pouvons affirmer aujourd'hui que dans ce genre, qui a fait la gloire du Pulci et de l'Arioste, il avait été devancé, ainsi que l'auteur du Tournoi ridicule de Tottenham, par le Dit d'Aventures, par les Facéties trop libres d'Audigier, par le Siège du château de Neuville, par le petit poème sur Charlemagne à Constantinople, et même par les grandes compositions, telles que le Moniage Guillaume, Raynouart, Beaudoin de Sebourg. »

3. Dulot vaincu ou la défaite des bouts-rimés, est un poème de Sarrasin, d'environ quatre cents vers, distribués en quatre chants, badinage quelquefo's agréable, mais qui n'est aucunement digne d'ètre comparé au Lutrin. Quatorze bouts-rimés, tels que Piques, Barbes, Jacquemars, etc., suivent Dulot de la lune à Paris: ils soutiennent une guerre contre une armée poétique commandée par l'Epopée, armée dans laquelle on distingne l'ode, les stances, la chanson, la satire, etc. Dulot fend un madrigal, mais les stances rasent les barbes; l'épopée fond sur les jacquemars et perce le roi des piques. Ces détails, qui ne sont pas très ingénieux, sont surtout fort peu variés.

Jean-François Sarrasin naquit en 1600 à Hermanville, près de Caen, ville où son père était trésorier de France, et mourut à Pezenas en 1654. (DAUNOU.) Sarrasin a publié en outre un recueil de Poésies diverses et une Histoire du siège de Dunkerque. (M. CHÉRON.)

"

4. Voir ce que Boileau dit du burlesque au chant Ir de l'Art poétique, v. 80 et suiv. Saint-Amant se vantait d'avoir introduit le premier ce genre de composition dans la France. Dans la préface du Passage de Gibraltar (t. I, p. 284, édit. Jannet), on peut lire cette curieuse théorie : Puisque, selon l'opinion du plus grand et du plus judicieux de tous les philosophes, le principal but de la poésie est de plaire, et que la joye est ce qui contribue le plus à l'entretien de la santé, laquelle est une chose si précieuse en cette vie, qu'elle a esté préférée par les plus sages à la sagesse mesme, je tiens pour maxime indubitable que les plus gayes productions de ce bel art, qui, laissant les espines aux sciences, ne se compose que de fleurs, doivent estre les plus recherchées et les plus chéries de tout le monde. Ce n'est pas que je veuille mettre en ce rang les bouffonneries plates et ridicules qui ne sont pas assaisonnées d'aucune gentillesse ni d'aucune pointe d'esprit, et que je sois de l'advis de ceux qui croyent, comme les Italiens ont fait autrefois à cause de leur Bernia (Berni), dont ils adoraient les élégantes fadezes, que la simple naïveté soit le seul partage des pièces comiques. Je veux bien qu'elle y soit, mais il faut qu'elle soit entremeslée de quelque chose de vif, de noble et de fort qui la relève. Il faut sçavoir mettre le sel, le poivre et l'ail à propos en cette sauce; autrement au lieu de chatouiller le goust et de faire épanouir la ratte de bonne grâce aux honnêtes gens, on ne touchera ny on ne fera rire que les crocheteurs. Il est vrai que ce genre d'écrire, composé de deux génies si différens, fait un effet merveilleux; mais il n'appartient pas à toutes sortes de plumes de s'en mesler, et, si l'on n'est maistre absolu de la langue, si l'on n'en sçait toutes les galanteries, toutes les propriétés, toutes les finesses, voire mesme jusques aux moindres vetilles, je ne conseillerai jamais à personne de l'entreprendre, je m'y suis plu de tout temps, parce qu'aymant la liberté comme je fais, je veux mesme avoir mes coudées franches dans le langage. Or, comme celui-là embrasse, sans contredit, beaucoup plus de termes, de façons de parler et de mots, que l'héroïque tout seul, j'ay bien voulu en prendre la place le premier, afin que si quelqu'un réussit mieux après moy, j'aye à tout le moins la gloire d'avoir commencé... »

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