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avec ces effets de savant artifice et de légèreté, quand, à la fin du troisième chant, après tant d'efforts, la lourde machine étant replacée sur son banc,

Le sacristain achève en deux coups de rabot,

Et le pupitre enfin tourne sur son pivot;

ou avec ces contrastes de destruction et d'arrachement pénible, quand le poète, à la fin du quatrième chant, nous dit :

La masse est emportée, et ses ais arrachés

Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés.

Tout cela, récité par Boileau chez M. de Lamoignon, avec cet art de débit qui rendait au vif l'inspiration, parlait à l'œil, à l'oreille, et riait de tout point à l'esprit.

« On devrait, disait Boileau, ordonner le vin de Champagne à ceux qui n'ont pas d'esprit, comme on ordonne le lait d'ânesse à ceux qui n'ont point de santé : le premier de ces remèdes serait plus sûr que l'autre. » Boileau dans son bon temps ne haissait pas lui-même le vin de Champagne, la bonne chère, le train du moude; il se ménageait moins à cet égard que son ami Racine, qui soignait sa santé à l'excès et craignait toujours de tomber malade. Boileau avait plus de verve devant le monde, plus d'entrain social que Racine; il payait de sa personne. Jusque dans un âge assez avancé, il recevait volontiers ceux qui l'écoutaient et qui faisaient cercle autour de lui: « Il est heureux comme un roi, disait Racine, dans sa solitude ou plutôt dans son hôtellerie d'Auteuil. Je l'appelle ainsi, parce qu'il n'y a point de jour où il n'y ait quelque nouvel écot, et souvent deux ou trois qui ne se connaissent pas trop les uns les autres. Il est heureux de s'accommoder ainsi de tout le monde; pour moi, j'aurais cent fois vendu la maison. » Boileau finit par la vendre, mais ce ne fut que quand ses infirmités lui eurent rendu la vie plus difficile et la conversation tout à fait pénible.

L'extinction de voix qui l'envoya aux eaux de Bourbon dans l'été de 1687 fit paraître l'intérêt que les plus grands du royaume prenaient à lui. Le roi à table s'informait souvent de sa santé, les princes et les princesses s'y joignaient: « Vous fites, lui écrivait Racine, l'entretien de plus de la moitié du dîner. » Boileau était chargé avec Racine, depuis 1677, d'écrire l'Histoire des campagnes du roi. Les courtisans s'étaient d'abord un peu égayés de voir les deux poètes à cheval, à la suite de l'armée, ou à la tranchée, étudiant consciencieusement leur sujet. On fit sur leur compte mille histoires vraies ou fausses, et sans doute embellies. Voici l'une de ces anecdotes qui est toute neuve ; je la tire d'une lettre du Père Quesnel à Arnauld; les deux poètes ne sont point à l'armée cette fois, mais simplement à Versailles, et il leur arrive néanmoins mésaventure:

<< Madame de Montespan, écrit le Père Quesnel (vers 1680), a deux ours qui vont et viennent comme bon leur semble. Ils ont passé une nuit dans un magnifique appartement que l'on fait à mademoiselle de Fontanges. Les peintres, en sortant le soir, n'avaient

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pas songé à fermer les portes; ceux qui ont soin de cet appartement avaient eu autant de négligence que les peintres : ainsi les ours, trouvant les portes ouvertes, entrèrent, et, toute la nuit, gâtèrent tout. Le lendemain on dit que les ours avaient vengé leur maîtresse, et autres folies de poètes. Ceux qui devaient avoir fermé l'appartement furent grondés, mais de telle sorte qu'ils résolurent bien de fermer les portes de bonne heure. Cependant, comme on parlait fort du dégât des ours, quantité de gens allèrent dans l'appartement voir tout ce désordre. MM. Despréaux et Racine y allèrent aussi vers le soir, et, entrant de chambre en chambre, enfoncés ou dans leur curiosité ou dans leur douce conversation, ils ne prirent pas garde qu'on fermait les premières chambres; de sorte que, quand ils voulurent sortir, ils ne le purent. Ils crièrent par les fenêtres, mais on ne les entendit point. Les deux poètes firent bivouac où les deux ours l'avaient fait la nuit précédente, et eurent le loisir de songer ou à leur poésie passée, ou à leur histoire future. »

C'est assez de ces anecdotes pour montrer que le sujet de Despréaux n'est pas si triste ni si uniformément grave qu'on le croirait. Louis XIV, en couvrant Despréaux de son estime, n'aurait pas souffert qu'il fût sérieusement entamé par les railleries de cour. Le grand sens royal de l'un avait apprécié le bon sens littéraire de l'autre, et il en était résulté un véritable accord de puissances. Boileau, en 1683, à l'âge de quarante-sept ans, ayant produit déjà tous ses chefs-d'œuvre, n'était point encore de l'Académie; il portait la peine de ses premières Satires. Louis XIV était un peu impatienté qu'il n'en fût pas. Une vacance s'offrit; La Fontaine, concurrent ici de Despréaux, ayant été agréé à un premier tour de scrutin et proposé au roi comme sujet ou membre (c'était alors l'usage), il y eut ajournement à la décision du monarque, et dès lors un second tour de scrutin académique. Dans l'intervalle, une seconde place vint à vaquer; l'Académie y porta Despréaux, et, son nom étant présenté au roi, Louis XIV dit aussitôt « que ce choix lui était très agréable et serait généralement approuvé. Vous pouvez, ajouta-t-il, recevoir incessamment La Fontaine, il a promis d'être sage. » Mais jusque-là, et dans les six mois qui s'étaient écoulés d'une élection à l'autre, le roi (remarque d'Olivet) n'avait laissé qu'à peine entrevoir son inclination, « parce qu'il s'était fait une loi de ne prévenir jamais les suffrages de l'Académie. » Nous avons connu des rois qui étaient moins délicats en cela que Louis XIV.

Saluons et reconnaissons aujourd'hui la noble et forte harmonie du grand siècle. Sans Boileau, et sans Louis XIV, qui reconnaissait Boileau comme son contrôleur général du Parnasse, que serait-il arrivé? Les plus grands talents eux-mêmes auraient-ils rendu également tout ce qui forme désormais leur plus solide héritage de gloire? Racine, je le crains, aurait fait plus souvent des Bérénice; La Fontaine moins de Fables et plus de Contes; Molière lui-même aurait donné davantage dans les Scapins, et n'aurait peut-être pas atteint aux hauteurs sévères du Misanthrope. En un mot, chacun d

ces beaux génies aurait abondé dans ses défauts. Boileau, c'est-à dire le bon sens du poète critique, autorisé et doublé de celui d'un grand roi, les contint tous et les contraignit, par sa présence respectée, à leurs meilleures et à leurs plus graves œuvres. Savez-vous ce qui, de nos jours, a manqué à nos poètes, si pleins à leur début de facultés naturelles, de promesses et d'inspirations heureuses? I! a manqué un Boileau et un monarque éclairé, l'un des deux appuyant et consacrant l'autre. Aussi ces hommes de talent, se sentant dans un siècle d'anarchie et d'indiscipline, se sont vite conduits à l'avenant; ils se sont conduits, au pied de la lettre, non comme de nobles génies ni comme des hommes, mais comme des écoliers en vacances. Nous avons vu le résultat.

Boileau, vieillissant et morose, jugeait déjà le bon goût très compromis et déclarait à qui voulait l'entendre la poésie française en pleine décadence. Quand il mourut, le 13 mars 1711, il y avait longtemps qu'il désespérait de ses contemporains et de ses successeurs. Était-ce de sa part une pure illusion de la vieillesse? Supposez Boileau revenant au monde au milieu ou vers la fin du dix-huitième siècle, et demandez-vous ce qu'il penserait de la poésie de ce tempsà? Placez-le encore en idée sous l'Empire, et adressez-vous la même question. Il m'a toujours semblé que ceux alors qui étaient les plus ardents à invoquer l'autorité de Boileau n'étaient pas ceux qu'il aurait le plus sûrement reconnus pour siens. L'homme qui a le mieux senti et commenté Boileau poète, au dix-huitième siècle, est encore Le Brun, l'ami d'André Chénier, et si accusé de trop d'audace par les rimeurs prosaïques. Boileau était plus hardi ct plus neuf que ne le pensaient, même les Andrieux. Mais laissons les suppositions sans but précis et sans solution possible. Prenons les choses littéraires telles qu'elles nous sont venues aujourd'hui, dans leur morcellement et leur confusion; isolés et faibles que nous sommes, acceptons-les avec tout leur poids, avec les fautes de tous, en y comprenant nos propres fautes aussi et nos écarts dans le passé. Mais, même les choses étant telles, que ceux du moins qui se sentent en eux quelque part du bon sens et du courage de Boileau et des hommes de sa race, ne faiblissent pas. Car il y a la race des hommes qui, lorsqu'ils découvrent autour d'eux un vice, une sottise, ou littéraire ou morale, gardent le secret et ne songent qu'à s'en servir et à en profiter doucement dans la vie par des flatteries intéressées ou des alliances; c'est le grand nombre. Et pourtant il y a la race encore de ceux qui, voyant ce faux et ce convenu hypocrite, n'ont pas de cesse que, sous une forme ou sous une autre, la vérité, comme ils la sentent, ne soit sortie et proférée. Qu'il s'agisse de rimes ou même de choses un peu plus sérieuses, soyons de ceux-là.

SAINTE-BEUVE.

(1665)

3

2

Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse
N'est point le fruit tardif d'une lente vieillesse,
Et qui seul, sans ministre à l'exemple des dieux,
Soutiens tout par toi-même, et vois tout par tes yeux,
Grand roi, si jusqu'ici, par un trait de prudence,
J'ai demeuré pour toi dans un humble silence,
Ce n'est pas que mon cœur, vainement suspendu,
Balance pour t'offrir un encens qui t'est dû;
Mais je sais peu louer; et ma muse tremblante
Fuit d'un si grand fardeau la charge trop pesante,
Et, dans ce haut éclat où tu te viens offrir,

Touchant à tes lauriers, craindrait de les flétrir. "

1. Quoique le discours au Roi tienne la première place ici, comme dans toutes les éditions des ouvrages de M. Despréaux, il n'a cependant été écrit qu'au commen cement de l'année 1665, l'auteur ayant déjà composé cinq satires... Régnier a mis à la tête de ses satires une épître en vers adressée à Henri IV, sous le même titre de Discours au roi.

2. Bonnecorse blâmait ces cinq épithètes en deux vers; il aurait dû plutôt en goûter l'élégance.

3. Le lendemain de la mort de Mazarin (9 mars 1651) M. de Champvallon ayant demandé au roi à qui l'on devait désormais s'adresser pour les affaires, Louis XIV lui répondit : « à moi. » Il avait alors vingt-deux ans et demi. Ici Boileau imite le début de l'épître à Auguste (livre II, épître 1) :

"

Cum tot sustineas et tanta negotia solus,
Res italas armis tuteris, moribus ornes.
Legibus emendes.....

Quand il te faut suffire seul à tant et de si grands travaux, protéger l'empire par la force des armes, l'embellir par les mœurs, le corriger par les lois... » (Trad. de M. Patin. t. II, p. 315.)

4. Boileau avait mis d'abord lache silence dans l'édition de 1666.

5. Cœur suspendu est une expression impropre pour en suspens.

Et ma plume, mal propre à peindre des guerriers.

Craindrait en les touchant de flétrir tes lauriers.

Cette première version se maintint pendant neuf années après lesquelles, édition de 1674, le poète lui substitua celle-ci :

Et, de si hauts exploits mal propre à discourir,

Touchant à tes lauriers, craindrait de es fletrir.

Il fallut neuf autres années, édition de 1683, pour arriver à la leçon définitive qui délivre le texte de la muse mal propre de 1674, laquelle avait succédé à la plume mal propre de 1665. Molière a dit dans son Misanthrope :

Monsieur, je suis mal propre à décider la chose.

Passage imité d'Horace (livre I, ode vi) :

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« Une juste honte me retient; ma muse, qui ne possède qu'une lyre timide, ne veut pas que je compromette la gloire de César et. 13 tienne par mon peu de géuie.» (Patin, t. 1, p. 21.)

Ainsi, sans m'aveugler d'une vaine manie,

Je mesure mon vol à mon faible génie;

1

Plus sage en mon respect que ces hardis mortels
Qui d'un indigne encens profanent tes autels;
Qui, dans ce champ d'honneur où le gain les amènc,
Osent chanter top nom, sans force et sans haleine;
Et qui vont tous les jours, d'une importune voix,
T'ennuyer du récit de tes propres exploits.

L'un, en style pompeux habillant une égloguc,
De ses rares vertus te fait un long prologue,
Et mêle, en se vantant soi-même à tout propos,
Les louanges d'un fat à celles d'un héros. 3

L'autre, en vain se lassant à polir une rime,
Et reprenant vingt fois le rabot et la lime,
Grand et nouvel effort d'un esprit sans pareil!
Dans la fin d'un sonnet te compare au soleil.
Sur le haut Hélicon leur veine méprisée
Fut toujours des neuf sœurs la fable et la risée. 5
Calliope jamais ne daigna leur parler,

Et Pégase pour eux refuse de voler.

Cependant à les voir, enflés de tant d'audace,
Te promettre en leur nom les faveurs du Parnasse,
On dirait qu'ils ont seuls l'oreille d'Apollon,
Qu'ils disposent de tout dans le sacré vallon: 6
C'est à leurs doctes mains, si l'on veut les en croire,
Que Phébus a commis tout le soin de ta gloire;

1. Boileau avait mis d'abord :

Ainsi, sans me flatter d'une vaine manie;

dans l'édition de 1674, il remplaça sans me flatter par sans m'aveugler, qui est plus exact et. plus poétique. Manie a le sens ici de folie.

2. Charpentier (1620-1702), de l'Académie française, dans un dialogue en vers, intitulé Louis, églogue royale.

3. Un fat, un homme sans mérite.

4. Chapelain.

5. Fable (fabula), sujet d'entretien. Régnier (satire II, v. 53) a suggéré Boileau l'emploi de ces deux mots :

la science affreuse et méprisée

Sert au peuple de fable, aux plus grands de risée.

6. On lit dans Mathurin Régnier (neuvième satire, v. 43.)

Il semble en leurs discours hautains et généreux....
Que Phébus à leur ton accorde sa vielle;

Que la mouche du Grec leurs lèvres emmielle;
Qu'ils ont seuls ici-bas trouvé la pie au nid,

Et que des hauts esprits le leur est le zénit...

Que seuls des grands secrets ils ont la cognoissance;
El disent librement que leur expérience

A raffiné les vers, fantastiques d'humeur.

Ainsi que les Gascons ont fait le point d'honneur;
Qu'eux tous seuls du bien dire ont trouvé la méthode,
Et que rien n'est parfait s'il n'est fait à leur mode.

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