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Cette vie de bohémien littéraire se prolongea pendant freize ans. C'est alors qu'au milieu d'un grand nombre de tarces, Molière (c'est le nom de guerre que Poquelin avait adopté) composa l'Étourdi (1653) et le Dépit amoureux (1656).

Ce fut en 1658 que Molière reparut à Paris. Il y donna les Précieuses Ridicules (1659), satire d'un travers contemporain, protestation du bon sens contre le langage et les manières affectées d'une coterie de femmes prétentieuses; Sganarelle (1660); l'École des maris et les Fâcheux (1661), et l'Ecole des femmes (1662). Don Juan ou le Festin de Pierre (1665) fut une imitation originale d'un drame espagnol. Enfin le 4 juin 1666 parut le Misanthrope, le chefd'œuvre du génie comique. Deux mois après, le Médecin malgré lui rendait au théâtre l'invention très-amusante d'un ancien fabliau, dont nous avons donné plus haut l'analyse (p. 9, 10). Le Tartufe, autre chef-d'œuvre, destiné à une immense popularité, fut joué intégralement pour la première fois le 5 août 1667, pendant l'absence du roi. Le lendemain la représentation en fut interdite Monsieur le Premier Président ne voulait pas qu'on le jouât. » Le roi fut moins sévère: il permit au Tartufe de reparaître (1669).

Vinrent ensuite l'Amphitryon, George Dandin, et l'Avare (1668); Monsieur de Pourceaugnac (1669) et le Bourgeois gentilhomme, le chef-d'œuvre de la comédie bouffonne, les Fourberies de Scapin (1671) et la Comtesse d'Escarbagnas.

Le dernier chef-d'œuvre de haute comédie, les Femmes savantes (1672), fut une seconde épreuve du sujet déjà traité par Molière dans les Précieuses Ridicules. « Le génie de Molière, dit É. Geruzez, s'y montre dans toute sa force, et avec un degré de pureté et un éclat de verve supérieur peut-être au Misanthrope, et, si on osait le dire à Tartufe même.... On s'émerveille que le poëte ait trouvé tant.de ressources dans un sujet qui n'est pas de premier ordre.»

Molière, qui ne devint célèbre que vers quarante ans, ne vécut que jusqu'à cinquante et un. Il mourut en jouant le Malade imaginaire (1663). Il ne fut point de l'Académie.

Parmi les nombreuses éditions des OEuvres de Molière, on remarque celles de M. Auger, 1819-25, 9 vol. in-8; de M. Aimé-Martin, 1823-26.

Histoire de la vie et des ouvrages de Molière par M. Tashereau, 1825; supplément, 1827.

Molière n'échappe point à la manière spiritualiste de tous les grands artistes de son temps. Son triomphe, c'est la comédie de caractère, c'est-à-dire l'étude de l'esprit humain. Son procédé, comme celui de Corneille et de Racine, c'est l'abstraction vivifiée par le génie. L'Avare, le Misanthrope, son œuvre capitale avec Tartufe, sont développés d'après les mêmes principes que les tragédies de Racine. Les deux poëtes saisissent une qualité unique d'un individu, anéantissant par la pensée toutes les autres, la mettent ensuite en action et même quelquefois en plaidoirie et comme en procès avec les qualités opposées.

La plus grande gloire de Molière, c'est d'avoir été le poëte de l'humanité en même temps que celui de son époque. Non-seulement il a le premier aperçu et châtié le ridicule, dans des choses que ses contemporains estimaient et prenaient au sérieux, mais il a incarné ces vices et ces travers dans des créations d'une vérité impérissable. Il a su réunir la généralité dans les passions et la propriété dans les caractères. Ses personnages ont une physionomie si distincte, si personnelle, qu'on les reconnaît entre mille; on croit avoir vécu avec eux, et néanmoins chaque siècle retrouve en eux ses penchants et ses vices; ils sont à la fois réels comme des individus et éternellement vrais comme des types.

Cette représentation de la vie n'est pas seulement une peinture; c'est avant tout une poésie. Ces personnages ne sont pas des portraits, mais des créations. Molière produit comme la nature, et d'après les mêmes lois, mais il ne la calque pas. Comme elle, il tire d'un germe unique ses plus belles conceptions.

L'intrigue qui entraîne ses acteurs et les enveloppe comme une atmosphère, est toute resplendissante du feu de son imagination. C'est une verve de gaieté qui échauffe,

qui passionne tout ce monde comique, et rejaillit de tous les objets, comme la lumière d'un ciel du Midi, en mille effets brillants. Cet éclat de joyeuse humeur, cet entrain d'imagination, croît chez Molière avec le don sévère de l'observation philosophique. A mesure que sa raison devient plus profonde et son coup d'œil plus pénétrant, sa verve comique monte et bouillonne de plus en plus. C'est, pour ainsi dire, le lyrisme de l'ironique et mordante gaieté, aux ébats purs, au rire étincelant. Le Malade imaginaire, avec son étourdissante cérémonie, en est le dernier terme et le plus frappant exemple. Molière y touche à cet idéal de l'imagination libre et sans frein, qui faisait le charme et la poésie de l'ancienne comédie grecque.

Si l'on considère cette étonnante réunion des plus belles et des plus rares qualités dé l'intelligence, cette profonde sagacité, cette verve inépuisable; si l'on songe à la fécondité de ce talent qui suffisait à la fois aux plaisirs de la cour, à l'amusement du peuple, aux besoins de la troupe et à l'admiration des connaisseurs; si l'on tient compte de cette rapidité d'exécution, de cette composition grande et hardie, espèce de peinture à fresque qui ne laisse pas la brosse se reposer un instant; si l'on place tout cela au milieu d'une vie active, occupée de mille soins, tourmentée par mille chagrins domestiques, et par les soucis d'acteur, d'auteur, de directeur, de courtisan, on se gardera bien de contredire Boileau, qui, le jour où Louis XIV lui demanda quel était le plus grand poëte du siècle, répondit sans hésiter : « C'es Molière. »

LE MISANTHROPE.

Alceste est le plus loyal et le plus droit des hommes. Une seule vertu lui manque, l'indulgence. Sa sagesse bourrue ne pardonne rien à la faiblesse humaine. Un compliment banal, une concession aux usages du monde, en voilà assez pour qu'il crie au mensonge, à la trahison. A la mauvaise humeur d'Alceste, Molière oppose l'esprit accom

modant de Philinte. On a critiqué ce personnage optimiste. Il porte peut-être trop loin la complaisance, il est trop constamment satisfait; mais Molière ne le donne pas comme un exemple à suivre : c'est un caractère, ce n'est pas un modèle. Alceste est épris d'une coquette. La sincère Éliante mériterait bien mieux son amour c'est Célimène qu'il aime, en dépit de lui-même. L'indignation d'Alceste est souvent justifiée par les vices de la société au milieu de laquelle il vit: l'hypocrisie, la méchanceté doucereuse de la prude Arsinoé, la fatuité des marquis, la vanité du poëte de cour, et surtout la coquetterie perfide de Célimène sont bien faites pour blesser profondément un homme de sens et de cœur. Aussi Alceste n'est-il ridicule que par instants, et quand la violence de ses emportements contraste trop fortement avec la futilité des causes qui les provoquent. Que Philinte ait loué de mauvais vers, ou que des juges corrompus aient rendu un arrêt inique, le misanthrope ne fait pas de distinction; il éclate, il peste, il se déclare résolu à fuir la société, à se tirer de ce coupe-gorge, oubliant qu'il y aurait peu de mérite à aimer les hommes, s'ils étaient parfaits, et que la plus rare et la plus difficile des vertus, la charité, consiste justement à les chérir malgré leurs défauts.

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Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.

PHILINTE.

Mais on entend les gens au moins sans se fâcher.

ALCESTE.

Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.

PHILINTE.

Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre.
Et, quoique amis enfin, je suis tout des premiers....

ALCESTE, se levant brusquement.

Moi, votre ami? Rayez cela de vos papiers.
J'ai fait jusques ici profession de l'être;

Mais, après ce qu'en vous je viens de voir paroître,
Je vous déclare net que je ne le suis plus,
Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.

PHILINTE.

Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte?

ALCESTE.

Allez, vous devriez mourir de pure honte;
Une telle action ne sauroit s'excuser,

Et tout homme d'honneur s'en doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner pour lui les dernières tendresses;
De protestations, d'offres et de serments,

Vous chargez la fureur de vos embrassements;
Et, quand je vous demande après quel est cet homme,
A peine pouvez-vous dire comme il se nomme;
Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent.
Morbleu! c'est une chose indigne, lâche, infâme,
De s'abaisser ainsi, jusqu'à trahir son âme;
Et si, par un malheur, j'en avois fait autant,
Je m'irois, de regret, pendre tout à l'instant.

PHILINTE

Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable;
Et je vous supplierai d'avoir pour agréable.
Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas pour cela, s'il vous plaît.

ALCESTE.

Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !

PHILINTE.

Mais sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse?

ALCESTE.

Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.

PHILINTE.

Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnoie,
Répondre, comme on peut, à ses empressements,
Et rendre offre pour offre, et sermens pour serments.

ALCESTE.

Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,

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