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Les honorables arbitres n'ont cité aucune autorité, ni donné aucune raison pour établir une exception à l'égard des procédures devant des arbitres; et l'on peut affirmer de suite, sans craindre de se tromper, que la chose leur était impossible. Les précédents mêmes qu'ils invoquent comme reconnaissant à la majorité des arbitres le droit de juger, sont sur la question de procédure contraires à la position qu'ils ont assumée.

Dans la cause de Green v. Miller "all the arbitrators met and heard the proofs and allegations of the parties." Dans celle de Grinley v. Barker† "all the arbitrators were regularly assembled," lors de la reddition du jugement. Ces deux cas sont pourtant les principales autorités des honorables arbitres; et si l'on ajoute que ces quelques lignes se trouvent dans leurs citations mêmes, on ne peut s'empêcher de se demander comment ils ont entièrement négligé de prendre en considération ce premier point de leur juridiction? Le public ne s'en étonnera pas lorsqu'il apprendra que l'un des honorables arbitres a été forcé de faire dans son rapport ce remarquable aveu: "Unskilled as I am in legal technicalities, taking an equitable common sense view of the question," &c. C'est donc de l'équité et du common sense (qui n'est pas toujours le bon sens, surtout en matières légales), et non du droit, que les honorables juges ont voulu consacrer par leur sentence. Personne ne doit maintenant être surpris qu'ils n'aient donné aucune attention à la condition sine quà non que leurs autorités prescrivent pour la validité du vote final de la majorité des arbitres, savoir, que la cause doit être en état d'être jugée? Elle leur a paru sans doute une legal technicality, aussi peu compréhensible que pratique. En lisant les rapports des deux causes déjà citées, on verra que les juges Anglais et Américains, qu'ils ont prétendu suivre, sont d'un avis différent.

Les décisions anglaises ne manquent pas sur cette partie du sujet. Dans une cause de Thorpe v. Cooper, le lord juge-en chef Best disait: "Awards made under acts of Parliament are governed by the same rules as apply to awards made on the submissions of individuals"; et il n'y a aucun doute qu'en matière d'arbitrage privé, la cause doit être instruite devant tous les arbitres. "The award of the arbitrators," disait le juge Coleridge in re Wade v. Dowling, § "must be done simul and semel.” ||

6 Johns. 38.

5 Bing. 16, 1828.

† 1 Bos. & Pul. 236.

§ 1854 Eng. L. & Eq. Rep. 107. Voir aussi Peterson v. Ayre (30 ib. 535).

Dans la cause de King v. Whitaker, * citée par l'avocat d'Ontario, et où il s'agissait d'un arbitrage en vertu d'un statut, le lord juge-en-chef Tenterden s'exprima ainsi: "Now if by law an apportionment made by two according to their opinion, after a meeting of all three, is good, we ought not to grant a mandamus to the three; and we are of opinion that by law an apportionment made by the two (the three having met), is a good apportionment." Ici comme dans les autres cas, tous les arbitres ont siégé jusqu'au jugé du litige.

En référant à Caldwell on Arbitration, à l'endroit cité par les honorable arbitres,† on trouve la même règle clairement énoncée : "Referees," dit-il, "appointed under a statute must all meet and hear the parties, but the decision of the majority will be binding."

Aux Etats-Unis, où le droit commun anglais domine, tous les arbitres, en matière publique comme en matière privée, doivent entendre les parties avant que la majorité puisse se prononcer. C'est ce qu'indique la décision en cause de Green v. Miller déjà mentionnée, et c'est aussi la doctrine qu'ont consacrée plusieurs autres arrêts. "If all had heard the parties," disait le Juge-en-Chef Parsons in re Short v. Pratt, "two might have made a report against the assent of the third; but his opinion and arguments might have had an influence on the judgments of the others and have produced a different report, although he might finally have dissented." Dans la cause de Cumberland v. North Yarmonth,§ Mellen, C. J., disait: “If after a joint hearing of the parties and their proofs in the first instance and before a recommitment, one of the referees absent immediately, or refuse to consult with his brethren, or to give any opinion, then the two others have full power to decide the cause upon the evidence previously produced and heard by all.”

Si cette loi commune est en force dans la Province d'Ontario, si elle doit dans tous les cas suppléer au silence de l'Acte de l'Amérique Britannique du Nord, comme l'ont maintenu les

* 9 B. & C. 648.

† P. 202.

Short v. Pratt, 6 Mass. 496; Walker v. Melcher 14, id. 148; Porter v. Dugat, 12 Martin Louis. 245; Carpenter v. Wood, 1 Met. 411; Campbell v. Western, 3 Paige, 124; Ackley v. Finch, 7 Cow. 290; Schultz v. Halsey, 3 Sand. 405; Thompson v. Mitchell, 35 Maine, 281.

4 Greenl. 468.

honorables arbitres, comment ont ils pu l'ignorer, vu encore qu'elle est conforme au droit commun de la Province de Québec ?

L'article 1346 de notre Code de Procédure Civile déclare que "les arbitres doivent entendre les parties et leur preuve respeetive"; et l'article 1348 ajoute que "le compromis demeure sans effet dans le cas de décès, refus, déport ou empêchement d'un des arbitres," ou suivant la version anglaise, "in the case of death, refusal, WITHDRAWAL, or inability to act of one of the arbitrators."

En réferant aux commentateurs, on verra que tel a toujours été et tel est encore le droit commun de la France. "Les arbi tres," dit Mongalvry,* "doivent coopérer simultanément à tous les actes de l'instruction, à tous les procès verbaux de leur ministère, comme enquêtes, interrogatoires sur faits et articles," &c.†

Ces règles sont de droit immémorial; on les retrouve dans le droit romain, dont les maximes appuyées généralement sur le droit naturel ont si largement passé dans le domaine du droit public moderne. "S'il y a trois arbitres," dit La Combe,‡ "la signature de deux est suffisante; mais il faut qu'ils opinent tous ensemble: Sufficere duorum consensum si praesens fuerit et tertius, ALIOQUIN ABSENTE EO, LICET DUO CONSENTIANT, ARBITRIUM NON VALERE; quià in plures fuit compromissum, et potuit praesentia ejus trahere eos in ejus sententiam." §

En voilà plus qu'il ne faut pour démontrer qu'en supposant que la majorité des Arbitres Provinciaux avait pouvoir de juger l'objet de l'arbitrage, elle n'avait pas pouvoir d'entendre la continuation de l'instruction de la cause, comme la preuve et la plaidoirie d'une des parties. Même du consentement des deux Provinces, cette procédure eût été irrégulière et nulle; car elle n'est pas autorisée par le statut qui établit leur juridiction.

Mais, dira-t-on, ces règles ne concernent que les arbitrages nationaux ou intérieurs. A cette objection nous répondons d'abord que c'est ainsi que les honorables Gray et Macpherson ont considéré l'Arbitrage Provincial.

* Traité de l'Arbitrage, p. 249.

† Pothier, Proc. Civile, p. 109; Code de Proc. Francais, art. 1011 -1012; arrêt de la Cour de Cassation du 2 Sept. 1811, D., t. ler, 687; De La Bilennerie, De l'Arbitrage, pp. 196-207.

Jurisprudence Civile, Vo. Compromis, No. 3.

2 L. 17, § 7, de recept. qui arbitr.

Et pourquoi en serait-il autrement à propos de l'arbitrage intercolonial, lorsque l'acte qui l'ordonne n'a pas de disposition sur le sujet ? "Les arbitres," dit d'ailleurs Fiore, * "ne peuvent procéder séparément et doivent se réunir pour prononcer la sentence définitive." Heffter dit encore: Lorsque plusieurs arbitres ont été nommés sans que leurs fonctions respectives aient été déterminées d'avance, ils ne peuvent, suivant l'intention présumée des parties, procéder separément."

Passons maintenant à l'examen de la seconde et dernière partie du sujet. La sentence arbitrale doit-elle être unanime ou simplement à la pluralité des voix?

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Le savant avocat pour la Province d'Ontario a prétendu dans sa plaidoirie que l'Acte d'Interprétation des statuts de la Puissance du Canada s'appliquait à l'article 142 de l'Acte de l'Amérique Britannique du Nord, 1867. Or, cet acte déclare:‡ 'Lorsqu'un acte ou une chose doit être accompli par plus de deux personnes, la majorité d'entr'elles peut l'accomplir." Il est clair que ce statut, passé par une législature coloniale dans le but d'interpréter ses propres ordonnances (voir préambule de l'acte), ne peut s'appliquer à un statut impérial. En toute justice, il faut ajouter que les honorables arbitres n'ont pas cru devoir adopter cet étrange argument du savant avocat. Ils n'y font pas même allusion dans les notes de leur jugement.

Suivant le rapport des honorables arbitres, ils avaient pouvoir de décider seuls, uniquement parceque le droit commun anglais leur donne ce pouvoir.

L'on pourrait peut-être mettre en question l'autorité résultant des quelques décisions anglaises invoquées à l'appui de cette doctrine. Elles paraissent contraires à la doctrine énoncée par le lord juge-en-chef Best dans la cause de Thorpe v. Cooper; et elles sont si isolées et elles ont été rendues à une époque si éloignée, qu'on peut douter de leur exactitude, aujourd-hui surtout qu'elles paraissent oubliées dans la pratique. Il est difficile de trouver dans les récents statuts de l'Angleterre et des Etats-Unis, ordonnant des arbitrages publics, un seul exemple où le législateur n'ait pas pris le soin d'autoriser la majorité des arbitres à décider. Pourquoi les parlements de ces pays seraient-ils si particuliers à accorder un pouvoir qui existerait de droit commun?

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Admettons pour le moment l'existence de ce droit commun anglais. Est-il applicable au cas actuel ?

Les autorités citées par les honorables arbitres maintiennent qu'il y a une exception à la règle générale; c'est lorsque la volonté présumée du législateur est qu'il y ait unanimité parmi les arbitres. "The question," a-t-on dit dans la cause de Grinley v. Barker, “is still open whether on the construction of this particular statute, it does not appear that the arbitrators should concur."

Pour connaître l'intention de la clause 142e. de l'Acte de l'Amérique Britannique du Nord, 1867, il faut s'enquérir du but que se proposaient le Parlement Impérial et les Provinces de. Québec et d'Ontario.

Chacune de ces provinces avait des intérêts immenses à sauvegarder, avant de consentir au nouveau régime; chacune savait que le partage de leur actif et passif, alors en commun sous l'Acte d' Union de 1840, serait un terrain brûlant où leur intérêt matériel pourrait être sacrifié; chacune prévoyait enfin que la question de la dette du Haut Canada, lors de son entrée dans l'Union, provoquerait de vives discussions. Les deux provinces ont donc dû s'entendre sur les meilleures garanties d'un règlement juste et équitable.

De plus, le Gouvernement Impérial voulait donner au système fédéral des bases solides. Il était par conséquent de la plus haute importance d'assurer une harmonie durable entre les deux plus grandes provinces de la Confédération. Le Gouvernement de la mère-patrie n'a pas été sans prévoir que cette harmonie serait menacée, sinon totalement brisée par un partage injuste de leurs biens. De là l'urgence d'adopter sur cette question vitale des mesures qui empêcheraient le mécontentement et même l'ombre d'une injustice. Aussi le Parlement Impérial n'a pas voulu se charger du règlement de cette délicate affaire, dans la crainte sans doute d'inspirer de la défiance; il l'a soumise au jugement de trois arbitres, dont deux devaient être nommés par chacune des parties au partage et l'autre par le Gouvernement du Canada, aussi interessé que les provinces mêmes à la paix et à l'union eutr'elles. Enfin ces arbitres devant être unanimes, toute récrimination et toute plainte devenaient impossibles; et la satisfaction des populations des deux provinces comme le succès du régime fédéral devenaient pour ainsi dire un fait accompli.

Si de telles considérations ne font pas voir que l'intention du

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