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peu connus, le texte original du document n'ayant été publié que par le New York Times du 22 Septembre, 1865. Aussi a-t-il fallu toute l'obligeance de l'auteur pour nous en procurer une copie.

L'article de M. Bluntschli, qui s'occupe du fond de la question et la lettre de M. Lieber, qui indique le tribunal appelé à en connaître, forment pour ainsi dire dans leur ensemble une consultation complète, émanée de deux illustrations de la science, sur une affaire destinée à demeurer célèbre dans les annales du droit gens. Et le lecteur se souviendra avec plaisir, en lisant ces pages, que leurs deux signataires, rapprochés par un amour commun de la paix et de la justice, ne le sont pas moins par une amitié qui défie le temps et la distance.

des

Ajoutons ce fait intéressant sur lequel nous aurons l'occasion de revenir dans netre prochaine Chronique du droit international. C'est que M. F. Lieber vient d'accepter les fonctions d'arbitre. chargé de statuer en dernier ressort, entre les États-Unis et le Mexique, sur les réclamations réciproques que les deux Républiques sont convenues de régler, par compromis du 4 Juillet, 1868.

Lettre de FRANCIS LIEBER à l'honorable WILLIAM SEWARD, Secrétaire d'État.

CHER MONSIEUR,

Permettez-moi de vous adresser, sous forme de lettre, quelques observations sur un sujet qui mérite l'attention de tout citoyen Américain et de tout partisan du droit et du progrès. Vous, Monsieur, qui êtes à la tête de nos affaires étrangères, et dont l'influence se fait sentir, pour une si grande part, dans la direction de nos affaires intérieures et extérieures les plus importantes, vous me pardonnerez, j'en ai la respectueuse confiance, de vous désigner publiquement comme le destinataire de cette lettre, puisque je dois y parler d'arbitrage international.

Les États-Unis élèvent de sérieuses réclamations à charge de la Grande-Bretagne, à raison des dommages que leur ont infligés les corsaires armés contre eux dans les ports Anglais, en violation des lois de la neutralité. D'un autre côté, il nous revient que la Grande-Bretagne formule des contre-réclamations à charge des Etats-Unis. C'est là, sous tous les rapports, une grave question. Quels sont les moyens d'apaiser ces griefs mutuels?

Les différends internationaux d'un caractère sérieux ne peuvent prendre fin que par un des quatre moyens suivants:

La discussion peut être prolongée assez longtemps pour que le cours des évènements fasse surgir des questions plus importantes, et que l'on arrive à écarter définitivement la contestation originaire, en omettant de la mentionner dans un nouveau traité que l'on conclurait. Le cas s'est présenté en effet, mais il n'est guère probable que de tels arrangements, pour ainsi dire par défaut, se reproduisent encore dans nos temps modernes, alors que les parties contendantes sont de grandes et puissantes nations, et que l'objet de la contestation a des proportions également importantes.

Il se peut aussi que les gouvernements intéressés aplanissent leurs dissentiments par voie diplomatique, et scellent par un traité spécial l'arrangement intervenu. Il n'est pas à prévoir que l'Amérique et l'Angleterre arrivent à régler leurs différends par ce moyen, du moins dans un délai raissonnablement court. Cependant toute prolongation de difficultés internationales, surtout entre grandes nations, destinées aux rapports les plus intimes, est à la fois nuisible et dangereuse. Elle contrarie cet esprit pacifique, à défaut duquel une paix purement extérieure, ne consistant que dans l'absence de la guerre, constitue tout au plus un temps d'arrêt, dépouillé en grande partie des plus sérieux avantages de la paix. Tel est spécialement le cas pour toutes les nations qui reconnaissent pour la première et peut-être pour la suprême loi du développement de la civilisation moderne, le commandement fait à la famille des peuples de croître et de se multiplier, tout en demeurant unie par un droit commun. En tout cas, la présente lettre est écrite dans la supposition que le différend anglo-américain actuel ne sera point tranché par voie de transactions diplomatiques, ou qu'il ne pourra pas être résolu de cette manière dans une période de temps raisonnable.

Le troisième moyen de mettre fin aux conflits internationaux, c'est la guerre, moyen certain d'arrêter momentanément une discussion, mais dont il serait absurde, pour l'une ou l'autre des deux parties, d'attendre la réparation des dommages reçus. Tout ce qui en résulterait, ce seraient de nouveaux griefs, et la nécessité de supporter des frais plus considérables que ne le seraient toutes les indemnités réclamées avant la guerre. Ni les Anglais, ni nous-mêmes, ne songerions à nous indemniser par voie de conquête, ce qui serait d'ailleurs, à ne considérer que le côté pécuniaire de la question, un pauvre moyen de nous payer. Les sommes énormes levées par Napoléon, sous forme de "contributions" dans les pays conquis, ne réduisirent point le fardeau des impôts que

la guerre fit peser sur la France. Aller en guerre contre l'Angleterre pour la forcer à payer les sommes que nous lui réclamons, serait aussi insensé que d'essayer de tuer une mouche posée sur de la porcelaine de Sèvres, en lançant une pierre à l'insecte, pour l'empêcher de souiller le vase précieux.

Il ne reste donc que l'arbitrage comme quatrième procédé pour mettre fin aux différends internationaux. L'arbitrage international, auquel recoururent librement de puissants gouvernements, dans la conscience de leur complète indépendance et de leur souverainté propre, est un des traits qui caractérisent le mieux les progrès de la civilisation,-le triomphe de la raison, de la loyauté et de la soumission à la justice, sur les bravades de la force et les fureurs de la vengeance. Cette institution appartient aux temps modernes, ou plutôt à l'époque actuelle ; cependant si elle porte la noble empreinte de l'époque la plus récente, elle conserve aussi l'impur alliage de périodes plus grossières et demande à être améliorée et développée. C'est ce que réclame le droit international.

On peut dire que toute administration de la justice a son origine dans l'arbitrage, et que toute législation, en se développant, retourne en grande partie aux tribunaux arbitraux, auxquels les Français et les Allemands ont donné le nom si juste et si beau de tribunaux de paix. Le droit civil des Romains connaissait l'arbitrage. Les tribunaux arbitraux, composés de jugcs élus, autres que les juges de profession, devant lesquels les parties comparaissent volontairement, sans assistance de conseils, pour obtenir des sentences équitables,-ces tribunaux se sont répandus en Prusse, dans le Danemark et dans d'autres pays, où ils termincnt annuellement un nombre considérable de procès.

Les anciens Grecs, avec leurs nombreuses cités et confédérations, unies par une communauté de langage, de religion et de civilisation, connaissaient l'arbitrage, sinon entre nations, du moins entre États, commissions temporaires désignées par les cités en litige, et au jugement desquelles ces dernières juraient de se soumettre. Car il est à peine nécessaire de constater que le trait caractéristique de ces arbitrages, c'est la soumission volontaire des parties à un juge librement élu, avec leur promesse formelle et solennelie d'accepter loyalement sa sentence.

Mais cet arbitrage international, qui consiste dans le choix d'une puissance souveraine par deux puissances contendantes également souveraines ou par des gouvernements, agissant au nom

VOL. I.

No. 1.

de nations entières, avec mission de rendre un jugement, auquel se soumettront loyalement deux puissants souverains, ce genre d'arbitrage appartient aux temps les plus récents, et est considéré par ceux qui étudient le droit international et l'histoire de la civilisation comme un des indices les plus encourageants du véritable progrès.

Observons toutefois que, jusqu'à ce jour, les monarques ont été presque exclusivement choisis comme arbitres, ce qui offre plus d'un inconvénient. Il peut arriver que les parties ne réussissent point à s'entendre sur le choix d'un monarque ou d'un gouvernement, qui leur agrée à toutes deux. Le différend anglo-américain actuel semble en offrir un exemple. L'Amérique ne porterait probablement son choix que sur l'Empereur de Russie, en admettant qu'elle voulût soumettre le cas à un gouvernement européen, et qu'elle fût convaincue que les fonctionnaires de ce gouvernement, essentiellement militaire, sont également versés dans le droit international et dans le droit maritime. Mais d'un autre côté la Russie, selon toute probabilité, ne conviendrait point à la Grande-Bretagne.

Un autre grand inconvénient qui s'offre dans le choix d'un monarque comme arbitre, est le fait que le seul personnage publiquement connu comme juge est précisément le seul qui, dans le cours ordinaire des choses, ne s'occupe pas lui-même de la question en litige, qui ne peut le faire, et de qui personne n'attend qu'il le fasse.

Lorsqu'une difficulté internationale est déférée à un monarque, ou même au suprême représentant d'une république, c'est-à-dire aujourd'hui au chef du pouvoir exécutif, quelle est la marche suivie? L'affaire est renvoyée au ministre de la justice, ou à quelque haut fonctionnaire du même ordre; celui-ci charge un conseiller ou un autre employé, parfois une commission, de lui présenter un rapport qu'il soumet à l'arbitre nominal. Ceux qui réellement décident demeurent inconnus, ou du moins ils n'assument ni ne sentent aucune responsabilité publique et finale. Dans bien des cas de cette espèce il y a un grave danger et une séricuse inconséquence à soumettre les plus hautes questions de droit et d'équité à un pouvoir exécutif, et non à une autorité renommée pour sa science juridique et directement responsable. Combien plus aisé serait l'acquiescement à la sentence, combien plus digne de communautés civilisées, combien plus respeetable sous tous les rapports serait un tribunal choisi parmi des jurisconsultes, à qui

leurs vastes connaissances et leur fidélité inébranlable à la justice et à la vérité juridique auraient valu une réputation universelle. On ne trouverait sans doute ni Anglais ni Américain bien intentionné qui ne préférat de beaucoup soumettre tout l'ensemble des questions en litige à un Hugo Grotius, plutôt qu'au chef de n'importe quel empire actuellement existant. On pourra, il est vrai, répondre que l'on n'a pas toujours un Hugo Grotius sous la main; d'ailleurs même des individus en possession d'une réputation sans tache, et résolus à prononcer comme ils le croiront juste, pourront ne pas encore paraître, dans tous les pays, à l'abri de toute pression gouvernementale. Il serait difficiie, dans l'état présent de notre civilisation, d'obtenir que deux nations contendantes s'accordassent sur le choix d'une seule personne, autre qu'un monarque, et attribuassent à un jurisconsulte vivant l'autorité que le congrès de Vienne reconnaissait entre autres à Grotius, librement cité dans le grand conseil international. D'autre part il ne serait pas aisé de persuader à un particulier de remplir l'office l'arbitre, en supposant même que les parties convinssent de la prendre pour juge international. Mais celles-ci ne pourraient-elles, si toutes deux étaient sincèrement disposées à n'obtenir que ce qui leur est dû en droit strict, s'entendre pour soummettre leur différend à la Faculté de droit de quelque Université étrangère ? Les membres d'une telle Faculté sont ordinairement des personnes qui se sont déjà fait un nom dans la science et la littérature du droit, et qui espèrent que ce nom passera à la postérité. Ils comprennent tout le poids et l'importance d'une grave décision rendue dans les plus hautes sphères du droit, et ils auraient la conscience que leur jugement, dans une affaire internationale, une fois approuvé et consacré par l'élite de leur race, ferait désormais partie intégrante de cette loi qui prévaut entre nations indépendantes, que sanctionnent l'équité et la raison, et qui s'étend graduellement, même jusqu'au-delà des limites de la race qui l'a heureusement créée. En effet, au moment où j'écris cette lettre, ce ne sont pas non seulement les Turcs, l'Egypte et la Perse qui ont adhéré à quelques unes des principales règles de notre droit international. Une traduction chinoise du Droit international de WHEATON vient encore d'arriver dans ce pays, et se trouve maintenant dans la bibliothèque de votre département.

Dans le conflit actuel on peut tenir pour certain qu'aucune des deux parties n'a le désir ni l'espoir de circonvenir l'autre. Les nations Américaine et Anglaise sont trop grandes pour descendre

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