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La non-recevabilité d'une action individuelle du chef des dommages occasionnés aux propriétés privées, devient encore plus évidente, lorsqu'on envisage la question de savoir si les propriétaires lésés pourraient efficacement poursuivre en dommagesintérêts le constructeur, ou les personnes qui ont pris une part directe à l'armement de l'Alabama. Je doute qu'aucun jurisconsulte réponde affirmativement à la question, et cependant les agissements de ces personnes ont un rapport bien plus intime avec les dommages occasionnées par les corsaires, que le simple fait d'ommission reproché au gouvernement. Le constructeur et les armateurs pouvaient prévoir que le corsaire construit et armé par eux accomplirait des opérations dommageables; à coup sûr ils étaient responsables envers leur propre gouvernement de cette aide accordée à une partie belligérante, et ils pouvaient en Angleterre être traduits devant les tribunaux et punis du chef d'infraction à la loi de neutralité. Mais si les propriétaires des vaisseaux Américains détruits voulaient poursuivre les mêmes personnes en dommages-intérêts, elles pourraient répondre : "Nous nous sommes bornés à livrer aux belligérants du Sud un instrument de guerre, nous mêmes n'avons fait de cet instrument aucun usage nuisible. Nous ne sommes donc pas responsables de dommages qui ne sont pas de notre fait; c'est à la partie belligérante qui a acheté l'instrument et s'en est servi dans le but qu'elle même a voulu et jugé convenable, à répondre de cet usage.'

Or, s'il n'est pas possible d'obliger le constructeur de l'Alabama à payer des indemnités, combien moins encore peut-on en réclamer du gouvernement, qui a seulement omis d'interdire au constructeur de livrer son œuvre ?

En outre, ce qui s'oppose à toute demande pareille en dommages-intérêts, c'est le principe reçu dans le droit de la guerre, que les dommages causés par les belligérants dans le cours de celle-ci, ne peuvent plus, en règle générale, une fois les hostilités terminées et la paix conclue, servir de texte à des réclamations privées. Des considérations fondées sur les désastres inévitables de la guerre, ainsi que sur les intérêts considérables de la paix et du rétablissement de la sécurité juridique, ont fait admettre que les États couvrent du manteau de l'amnistie les dégâts causés pendant la guerre, et ne tolèrent plus de demandes rétrospectives de ce chef. Mais s'il n'est pas possible d'actionner, après la conclusion de la paix, les anciens ennemis qui ont directement et intentionnellement causé ces dégâts, il est naturel que l'action

soit encore moins recevable contre des neutres, qui n'ont favorisé ce préjudice et n'y ont contribué que d'une manière tout au plus indirecte, peut-être même par simple négligence.

Les propriétaires Americains lésés ne peuvent donc espérer quelque réparation que si l'Union elle-mème, comme Etat, prend leur cause en main et transforme, au moins partiellement, les réclamations privées en une réclamation nationale, en ce sens qu'elle cherche à faire valoir la réparation qui lui est dûe, sous la forme d'une indemnité à ses citoyens lésés.

8.-DES PRÉTENTIONS DE L'UNION A UNE RÉPARATION.

D'après les observations qui précèdent, tout le débat se résume non pas en un litige entre des particuliers auxquels la guerre a causé des pertes, et l'Etat de la Grande-Bretagne que l'on veut rendre responsable de celles-ci,-mais en un litige entre la fédération des Etats-Unis d'un côté et la Grande-Bretagne de l'autre. Et ce qui fait l'objet du litige, ce n'est pas un dommage matériel, mais la non-observation des devoirs internationaux de la part d'un État ami et neutre.

Il s'en suit qu'une satisfaction, qu'elle soit exigée ou qu'elle soit offerte, peut être stipulée ou accordée, sous des formes très diverses.

Dans les premières phases de la négociation, il a été question: 10. D'une cession de territoire à titre de réparation, et

20. Du paiement d'une certaine somme d'argent, dont le montant serait fixé, soit d'une manière toute générale et sans égard aux dommages qui pourraient être justifiés, soit comme l'avait fait le projet de traité du 14 Janvier 1869, à titre spécial de dédommagement accordé à des particuliers.

Plus tard, dans la discussion qui eut lieu au Sénat de Washington, on proposa expressément :

30. Un mode de satisfaction, d'après lequel la couduite reprochée au gouvernement Anglais serait reconnue comme contraire au droit et

40. Réparée par une nouvelle affirmation de principes, destinée à assurer davantage pour l'avenir le respect du droit international et à garantir la pratique de la justice dans le monde civilisé.

Il serait peut-être possible de trouver encore d'autres formes de satisfaction, notamment dans l'hypothèse d'une réconciliation des deux puissances.

Mais, si l'on en vient à trancher la question judiciairement, et spécialement par voie d'arbitrage, la première proposition,-celle qui a pour objet une cession de territoire,-doit, à mon avis, être absolument écartée; car, si haut que l'on puisse évaluer la faute du gouvernement anglais, elle n'a pourtant absolument aucune espèce de rapport avec une cession de territoire anglais. Aucun juge ne pourrait donc condammer l'Etat de la Grande-Bretagne à détacher de l'empire britannique une portion de son territoire, et à le livrer aux États-Unis. La première proposition n'a conséquemment de sens possible, que si la Grande-Bretangne accepte volontairement un pareil mode de réconciliation, sans y étre judiciairement contrainte, ou si, à la suite d'une guerre, dans laquelle elle aurait été vaincue par l'Union, celle-ci en faisait une condition de la paix.

La troisième proposition ne présente à la vérité aucune difficulté, au point de vue juridique. Au contraire, si une réparation quelconque est due, c'est seulement dans la supposition que le gouvernement Anglais ait méconnu ses devoirs et le droit de l'Union. Celui qui a violé le droit peut et doit l'avouer, ou s'il s'y refuse, il doit souffrir que le juge impartial dénonce publiquement et lui reproche sa faute.

Mais cette proposition présente une difficulté politique considérable. Un aveu formel de culpabilité, quelque louable qu'il soit aux yeux de la morale et de la justice, est invinciblement ressenti par la nation en faute comme une acte d'indigne faiblesse. Cette raison suffit déjà pour qu'on ne puisse l'exiger du gouvernement d'une grande puissance. Un peuple consentira bien plus volontiers à voir son gouvernement réparer ses torts envers la nation lésée au moyen d'une prestation matérielle quelconque, qu'à se résigner à un solennel: Pater peccavi. La renonciation à cette troisième proposition est donc commandée, non par des motifs de droit, mais par des considérations politiques.

La vraie solution me semble consister dans la combinasion de la seconde avec la quatrième proposition.

La seconde ne suffit point à elle seule, car elle tend à réduire une grande question nationale aux infimes proportions d'une question pécuniaire. Les intérêts privés figurent trop au premier plan, alors surtout que la nature du dommage réel porte à faire mesurer la réparation en argent, tandis que l'intérêt du droit public et international se trouve au contraire relégué dans l'ombre. C'est là le défaut principal du traité du 14 Janvier 1869.

Mais la quatrième proposition prise isolément n'est pas davantage satisfaisante. Sans doute elle répond au point principal, en ce sens que la dignité de deux grandes puissances ne sera suffisamment souvegardée, que lorsqu'elles chercheront et trouveront les bases de leurs arrangements et de leur réconciliation dans un accord favorable à l'avenir des deux nations, et de nature à consolider, à augmenter la paix et la prospérité du monde civilisé. Mais se borner à ce côté idéal de la question, relatif à l'avenir, c'est faire trop bon marché des dommages réels causés dans le passé. La proclamation même des règles idéales semble faible et incertaine, aussi longtemps qu'elle ne se traduit peint en faits positifs et matériels.

La combinasion des deux propositions a au contraire l'avantage de remédier, du moins en partie, aux suites de la faute commise, et de fortifier pour l'avenir la foi au droit et à sa puissance. Elle constitue une réparation des torts passés, et une garantie de sécurité pour le droit de l'avenir.

soit sans

Si donc les deux puissances adverses faisaient, soit avec, l'aide d'un tribunal arbitral, un arrangement d'après lequel:

1. Elles reconnaitraient expressément, quoiqu'en termes conciliants, l'obligation incombant à tout État ami et neutre, d'empêcher que l'on n'abuse de son territoire. pour faire la guerre à un autre État, et

2. La Grande-Bretagne, en considération de ce qu'elle n'a pas suffisamment observé la neutralité, se déclarerait prête à payer à l'Union et entre les mains des propriétalres lésés, une juste indemnité;

un pareil arrangement ne constituerait pas seulement l'heureuse solution d'une grave difficulté, mais contribuerait de la manière la plus utile à l'affermissement et au progrès du droit des gens, ainsi qu'au développement des relations commerciales maritimes.

9. CONCLUSION.

Résumons en quelques propositions les résultats de cette étude: I. La reconnaissance des États du Sud comme puissance belligérante et la déclaration de neutralité de la part de la GrandeBretagne et de la France, n'ont point constitué une violation du droit international. En se décidant à agir ainsi, les États Européens n'ont fait qu'exercer un droit, quelles que fussent du reste

les raisons sérieuses que l'on pût objecter contre l'opportunité politique de cet exercice.

Les États-Unis ne sont donc pas autorisés, quelque funestes qu'aient été pour eux les résultats de cette reconnaissance, à exiger que la Grande-Bretagne ou la France leur en accorde satisfaction ou réparation, ce qui ne pourrait avoir lieu que si le droit avait été méconnu.

II. En supposant que les faits reprochés au gouvernement Anglais, relativement à l'armement de l'Alabama et à sa libre sortie d'un port Anglais, soient matériellement vrais, nous sommes en présence d'une inobservation fautive des devoirs d'un État neutre et ami vis-à-vis de l'Union, et celle-ci a droit de ce chef à demander satisfaction et réparation à la Grande-Bretagne.

III. Les propriétaires des vaisseaux Américains et des marchandises Américaines détruites, n'ont aucune action privée en dommages-intérêts contre le gouvernement Britannique; mais le gouvernement de l'Union peut surveiller et protéger leurs intérèts dans le règlement de la difficulté pendante avec le Grande-Bretagne.

IV. La véritable solution du différend consiste dans la combinasion d'une réparation matérielle destinée à indemniser les propriétaires Américains, avec une garantie morale des relations commerciales et maritimes contre le retour de semblables dommages. Le premier de ces buts sera atteint au moyen d'une juste indemnité pécuniaire, que la Grande-Bretagne paiera à l'Union pour être partagée entre les personnes lésées; le second le sera par une nouvelle proclamation du devoir incombant aux États neutres et amis, d'empêcher autant que possible qu'on n'abuse de leurs territoires neutres pour y organiser des expéditions militaires.

APPENDICE A L'ARTICLE QUI PRÉCÈDE.—

LETTRE DE M. LIEBER SUR L'ARBITRAGE INTERNATIONAL.

Nous croyons être utiles aux lecteurs de la Revue, en publiant ici, comme suite au travail de M. Bluntschli, la traduction d'une lettre écrite par M. F. LIEBER, de New York, au sujet de la juridiction à laquelle il conviendrait de déférer la décision du differend Anglo Américain. En effet, bien que cette lettre date déjà de quelques années et que l'opinion émise en cette circonstance par notre éminent collaborateur ait été souvent invoquée depuis, les développements qu'il lui à donnés sont, pensons-nous,

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