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de l'Alabama, a méconnu du même coup un devoir international à l'égard de l'Union Américaine et les prescriptions d'une loi nationale. Par ces motifs il est aussi, d'après les règles du droit des gens, responsable envers l'État lésé.

Il est notoire que la loi Anglaise est une imitation de la loi Américaine de 1818, sur la neutralité, laquelle ne faisait ellemême que réviser et rétablir la loi antérieure de 1794. C'est même précisément la question de l'équipement de corsaires sur un territoire neutre, au profit d'une partie belligérante, qui donna la première impulsion à cette législation. En 1793 l'Angleterre qui était à cette époque en guerre avec la France, se plaignit de ce qu'à New York on équipât des corsaires Français, pour nuire au commerce maritime Anglais. Le Président Washington sévit avec un grande énergie contre cette violation de la neutralité et, malgré la sympathie de la population Américaine pour les Français, malgré les démarches de l'ambassadeur Français Genet, il fit saisir les corsaires. Il empêcha de la même manière la construction, en Géorgie, d'un corsaire destiné à entraver la navigation Française. Des deux côtés, il observa consciencieusement et raisonnablement les devoirs d'un État neutre, et dètermina ensuite le Congrès à régler ces devoirs par voie législative.*

Le ministre libéral Canning invoqua dans le Parlement Anglais, en 1823, cette honorable attitude de Washington, pour défendre de son côté la loi Anglaise sur la neutralité contre les attaques d'hommes politiques passionnés ou de particuliers égoîstes.†

L'opinion du monde savant et du monde politique éclairé est presque unanime à reconnaître ces principes, que le peuple Américain et son premier président ont l'honneur d'avoir proclamés avant tous les autres, dans des textes de lois clairs et formels.

6.-EXPLOITS DES CORSAIRES SUDISTES.

L'activité du corsaire l'Alabama fut au plus haut degré funeste et désastreuse: il détruisit nombre de navires de commerce Américains avec leurs cargaisons. Les procédés auxquels il se permit de recourir pour arriver à ses fins, étaient d'autant plus barbares et plus pernicieux que les ports de la partie belligérante, à laquelle

* BEMIS, American Neutrality, Boston, 1866, p. 17 seq.
PHILLIMORE, Intern. Law, III, 217.

il appartenait, étaient bloqués, et que l'application de la procédure des tribunaux de prises, était dès-lors impossible.

La guerre navale moderne est, sous un certain rapport, encore moins conforme que la guerre continentale aux progrès de la civilisation et aux principes du droit naturel. La première notamment ne respecte la propriété privée ni des vaisseaux ennemis ni des marchandises ennemis, mais les considère comme de bonne prise, tandis que la seconde sait plus équitablement distinguer entre la propriété publique et la propriété privée, et qu'elle a définitivement repoussé l'antique droit de butin comme une institution barbare équivalant au brigandage. L'idée si naturelle que les États font la guerre contre les États et non contre les personnes privées, et que par suite la guerre n'a pas pour effet de suspendre le droit privé, mais seulement d'en restreindre parfois l'application lorsque la nécessité l'exige, cette idée est, il est vrai, approuvée aujourd'hui, du moins en principe, par plusienrs puissances maritimes, mais elle n'a pas encore, surtout à cause de l'opposition de l'Angleterre, réussi à se faire reconnaître d'une manière générale soit par voie de traités, soit dans la pratique internationale.

Mais il y a un danger plus grave que celui dont les vaisseaux de guerre proprement dits menacent la marine marchande: c'est celui qui provient des bâtiments armés en course. Les capitaines et équipages des navires de guerre sont appelés par profession et sont même enclins, par le sentiment de l'honneur militaire, à disputer la victoire à la marine de guerre ennemie, plutôt qu'à faire la chasse à d'inoffensifs bâtiments de commerce. Les corsaires au contraire ne sont autre chose que des pirates privilégiés, dont les équipages, étrangers au sentiment de l'honneur militaire, poussés par l'amour égoïste du lucre, profitent des temps de guerre pour s'approprier de force les biens des étrangers. Ce fut donc un progrès de la civilisation sur la barbarie et du droit moderne sur une iniquité traditionnelle, lorsque, au congrès de Paris de 1856, les puissances Européennes convinrent d'interdire la course dans les guerres maritimes. L'Union Américaine refusa alors d'accéder à cette interdiction, par le motif que l'on ne proscrivait pas en même temps d'une manière absolue le butin fait sur mer dans les guerres maritimes: mais ce refus d'accepter le bien, fondé sur ce qu'on ne pouvait pas encore obtenir le mieux, eut pour les États-Unis les conséquences les plus graves. S'ils s'étaient alors ralliés à l'interdiction de la course, l'armement de vaisseaux corsaires eût éte difficilement tenté en Angleterre pendant la guerre

civile d'Amérique, car c'eût été là un encouragement public donné à la piraterie.

Mais l'œuvre ruineuse de ces pirates privilégiés atteignit certainement son comble, lorsque l'on vit lancer comme corsaire un vaisseau qui se proposait directement la destruction de toute propriété privée ennemie qu'il saisirait sur mer, et qui par cela menaçait en même temps la vie de tout le paisible personnel même des vaisseaux de commerce ennemis. Au danger du vol se joignait celui de l'anéantissement de biens précieux, et même de l'assassinat.

Lorsqu'un État, fût-ce même par simple défaut de surveillance, a rendu possible et toléré la sortie d'un semblable corsaire, au préjudice d'un État ami, c'est là dans tous les cas une faute très grave, pour laquelle l'État lésé est bien autorisé à demander réparation.

Du reste la destruction de navires Américains et de leurs chargements n'est pas le seul dommage réel qui tombe à charge de l'Alabama, et des autres corsaires du même genre. Un autre résultat, à la vérité seulement indirect et comme tel plus éloigné, mais qui pèse plus lourdement encore dans la balance, fut le défaut de sécurité qui atteignit la marine Américaine toute entière, et produisit chez elle une frappante diminution. S'il peut être inexact d'attribuer exclusivement à cette cause la stagnation où tomba en Amérique l'industrie de la construction navale, la mise en vente d'un nombre considérable de navires Américains, et le mouvement sensiblement rétrograde de tout le commerce maritime des États-Unis, au moment où celui de l'Angleterre se développait, il n'est pas douteux cependant que la terreur, inspirée aux vaisseaux marchands Américains par les corsaires sudistes, n'ait été une des principales causes de cette calamité nationale. On peut différer d'avis sur l'étendue et l'importance de ce dommage; mais personne ne contestera que la guerre de rapine et de destruction, entreprise par ces croiseurs sur toute l'étendue des mers, n'ait fait au commerce maritime et à la marine de l'Amérique de très profondes blessures.

Dans tons les cas, la troisième conséquence signalée par M. Sumner est encore plus indirecte et plus éloignée. Il s'agit de la prolongation de la guerre Américaine, et, par suite, de l'augmentation des sacrifices dejà gigantesques de personnes et de biens qu'a entrainés la guerre civile. Les croiseurs sudistes peuvent y avoir contribué en quelque chose, mais il sera bien difficile

d'arbitrer quelle est la part du mal qu'il faut mettre à leur charge et quelle part il faut imputer à d'autres causes. Du reste la corrélation entre cette conséquence et les causes des expéditions dévastatrices des croiseurs est si vague et si incertaine, qu'il ne serait pas aisé d'en faire le point d'appui d'une demande judiciaire.

Il ne faut d'ailleurs pas perdre de vue que tous ces effets désastreux sont en premier lieu imputables, non pas au gouvernement Anglais, mais aux croiseurs eux mêmes. Personne n'accusera le gouvernement Anglais d'avoir donné mission de détruire les navires de commerce Américains ou d'avoir, par ses agissements, entravé ou endommagé la marine Américaine. Ce que l'on peut lui reprocher à bon droit, en supposant que les faits cités plus haut doivent être considérés comme avoués ou prouvés, ce n'est pas un fait, mais une omission contraire au droit. Sa faute ne consiste pas à avoir équipé et appareillé les corsaires, mais à n'avoir pas empêché leur armement et leur sortie de son territoire neutre. Mais cette faute n'a qu'un rapport indirect et nullement un rapport direct avec les déprédations réellement commises par les croiseurs.

7.-RÉCLAMATIONS PRIVÉES EN DOMMAGES-INTÉRÈTS.

A en croire plusieurs orateurs et écrivains Américains, il irait de soi que le gouvernement de la Grande-Bretagne serait obligé de dédommager au moins les particuliers dont la proprieté aurait été détruite par l'Alabama (ainsi que par la "Floride” ou d'autres corsaires sudistes).

A mon avis, ce point est loin d'ètre entièrement évident, et l'on pourrait singulièrement se tromper en se fiant trop au succès réservé à ces réclamations privées devant un tribunal arbitral.

Si l'Union ne prend pas, comme État, ces réclamations privées sous sa protection, et si elle ne fait pas consister dans leur équitable apaisement, la satisfaction que les États-Unis ont droit de réclamer de la Grande Bretagne, dans ce cas les particuliers intéressés n'ont absolument aucune perspective de dédommagement. D'après les règles du droit privé ordinaire, leurs prétentions seraient tout-à-fait vaines. Nulle part ils ne trouveraient un juge qui condamnerait le gouvernement Anglais à payer une indemnité. On sait que, dans le droit romain écrit, dont les principes sont encore reconnus, d'après M. Sumner, dans le droit international

moderne, la loi Aquilia accorde une action générale en dommagesintérets, même du chef de préjudice causé par négligence. Dans le principe, l'action ex legi Aquilia n'était donnée que dans le cas d'un "damnum corpore corpore datum," c'est-à-dire quand, par des moyens matériels, on avait causé un demmage matériel (par exemple la mort ou les blessures occasionnées à un esclave, la destruction d'un objet). La loi statuait comme suit (cap. 3): "Ceterarum rerum, praeter hominem et pecudem occisos, si quis alteri damnum faxit, quod usserit, fregerit, ruperit injuria, quanti ea res erit-tantum aes domino dare damnas esto." (L. 27, §5. Dig. ad legem Aq. IX, 2.) Plus tard l'action fut étendue, et on accorda tout au moins une actio utilis ex lege Aquilia dans une série d'autres cas, où le dommage n'avait pas été occasionné immédiatement par une action matérielle, mais par une négligence se rattachant à un acte positif du défendeur. Lorsque, par exemple, un chirurgien a fait avec succès une opération chirurgicale à un esclave, mais néglige ensuite le patient, qui meurt faute de soins médicaux, ou lorsque quelqu'un, après avoir allumé un feu dans des conditions normales, omet imprudemment de veiller à ce qu'il ne se communique pas aux objets environnants, en sorte que le feu, livré à lui-même, finit par prendre à une maison voisine, dans ces cas l'actio legis Aquilia est accordée. (L. 8, pr. ad leg. Aq; L. 27, § 9 eod; § 5, 6, I. eod.)

Mais on ne peut admettre que jamais les Romains soient allés si loin que d'accorder l'action aquilienne, du chef d'un dommage résultant d'une simple omission (V. VANGEROW, Pandekten, 7th éd. 1869, vol. III, p. 582).

WINDSCHEID (Pandektenrecht, 1866, vol. II, Abth. 2, page 298) dit également: "Le dommage doit être occasionné par un acte positif; une omission oblige seulement en tant que l'action était commandée par un fait antérieur ou simultané." (Cf. L. 13, § 2, Dig. de usufr. VII, 1.)

Or, de quoi peut-on accuser le gouvernement Anglais, si ce n'est d'une simple omission? L'action de la loi aquilienne ne serait donc pas recevable contre lui.

Les législations modernes consacrent en cette matière des principes conformes au droit romain. (Preussisches Landrecht, I. 6, $8 et ss.-Code civil, art. 1382 et ss.-Code autrichien, § 1294 et ss.-Code de Zurich, § 1837.)

Blackstone (Comm. III, p. 218, seq.) restreint de la même manière l'action fondée sur la nuisance.

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