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4. LA NEUTRALITÉ DE L'ANGLETERRE.

M. Sumner critique aussi dans son discours la qualification d'Etat neutre donnée a la Grande-Bretagne. La neutralité des Etats tiers n'a de sens selon lui lorsque, entre deux autres Etats régulièrement constitués et indépendants, il s'élève une guerre à laquelle les Etats neutres ne prennent point de part. Mais il ne peut être question de neutralité, lorsqu'une seule des parties en État reconnu, guerre est un tandis que l'autre est un amas de rebelles. Là les parties se trouvent dans un position inégale, et la déclaration de neutralité n'a été dès le principe qu'un acte tendant à favoriser les rebelles, et à leur attribuer une parité de droits qu'ils n'avaient point antérieurement.

La neutralité est tout d'abord une conception négative. Elle signifie d'avance non-participation à la guerre. Toute guerre présuppose au moins deux parties combattantes: sont neutres tous les États qui n'appartiennent à aucune de ces parties (qui neutrarum partium sunt, comme disait Grotius). En règle générale la guerre n'est engagée qu'entre États indépendants et reconnus, se trouvant sous ce rapport sur la même ligne. Mais dans la guerre civile, où il n'y a pas égalité entre les parties par rapport à leur reconnaissance comme États, on rencontre pourtant aussi des parties belligérantes qui, en cette qualité, doivent être traitées sur le même pied au point de vue militaire et en ce qui concerne les lois de la guerre. La puissance tierce et pacifique, qui ne se prononce pour aucun des deux belligérants et ne prend aucune part à la guerre, est nécessairement par cela même une puissance neutre. Les conditions naturelles de la neutralité sont : la guerre et l'existence de parties belligérantes, vis-à-vis desquelles les États neutres affirment et défendent, dans la mesure du possible, les droits résultant pour eux de leur position pacifique. Toute guerre compromet aussi les intérêts des neutres, bien que ceux-ci ne soient point en faute. Les malheurs et les désastres qu'elle amène n'atteignent pas uniquement les parties belligérantes. Mais il est du moins à souhaiter que l'on puisse les circonscrire dans des limites étroites, et que les droits et les intérêts des nations pacifiques soient protégés autant que possible, même durant la guerre que se font d'autres peuples. La déclaration de neutralité, et le maintien de celle-ci par les États qui ne prennent aucune part aux hostilités, et qui par cela même sont neutres,—ont précisément cette protection en vue.

Il est d'ailleurs incontestable que la déclaration de neutralité faite par des Etats tiers vis-à-vis de deux partis engagés dans une guerre civile, profite plus au parti insurgé qu'au parti en possession du pouvoir gouvernemental reconnu, et déjà admis dans le droit des gens comme individualité politique. Le premier est désormais reconnu dans le droit international, non, il est vrai, comme Etat nouveau, mais du moins comme véritable belligérant, faisant la guerre comme un Etat, exerçant des attributions et assumant des obligations internationales. Il ne faut cependant pas perdre de vue que la déclaration de neutralité n'a nullement le sens d'une marque de faveur accordée au parti insurgé, maist qu'elle est simplement une conséquence du fait que, sans le concours, sans la participation des Etats neutres, il y a là une vraie guerre civile entre deux forces belligérantes. Lorsqu'un parti insurgé, quelque condamnable que puisse être sa conduite, d'après le droit historique et la constitution du pays, est devenu assez puissant pour n'être plus considéré comme une bande de rebelles, mais se présente de fait comme une puissance belligérante, les conséquences simultanées de ce fait sont:

1. Que le parti constitutionnel, investi du pouvoir légitime, doit également traiter l'autre comme belligérant ;

2. Que les Etats tiers sont à l'égard des deux partis dans la situation de puissances neutres. De même que, dans le droit interne les lois pénales font place aux lois de la guerre, de même dans le droit international, ce sont les lois de la neutralité qui prenneut le dessus.

• C'est un fait historique remarquable, que la première déclaration de neutralité armée de 1780 se soit produite à l'époque de la guerre Anglo-Américaine. Au point de vue Anglais cette guerre était aussi une guerre eivile. Comme aucun Etat,à l'exception de la France, n'avait encore reconnu les colonies soulevées comme un Etat nouveau, la guerre n'avait encore, aux yeux des autres Etats neutres, que le caractère d'une guerre civile. A la vérité, la France et l'Espagne étaient alors également entrées en lutte avec l'Angleterre. Toutefois l'Amérique fut le théâtre principal de la guerre, et les puissances neutres: la Russie, la Prusse, l'Autriche, le Portugal, etc., entendirent clairement appliquer leur déclaration de neutralité aux colonies Américaines, ou, comme elles se présentaient alors en fait, aux Etats-Unis d'Amerique, car l'ensemble des Etats neutres reconnaissait en eux une puissance belligérante, sinon un nouvel Etat déjà définiVOL. I.

B

No. 1.

tivement établi. Il existait donc dés-lors une neutralité des Etats Européens, non-seulement à l'égard de deux Etats étrangers indépendants, mais à l'égard de deux partis engagés dans une guerre civile.

5.-VIOLATION DES DEVOIRS D'UN ETAT NEUTRE DE LA PART DU GOUVERNEMENT ANGLAIS, PAR L'ARMEMENT DE L'ALABAMA.

Le principal grief des Etats-Unis contre la Grande-Bretagne se rapporte à l'armement sur territoire Anglais du corsaire sudiste l'Alabama.

Les faits allégués à l'appui de ce grief sont formulés comme suit dans les discours de M. Sumner:

10. A l'époque où le navire se trouvait encore dans les chantiers de Liverpool, on savait qu'il était destiné à faire la course, au service des Etats du Sud, dans la guerre Americaine. Bien que l'ambassadeur Américain à Londres et le consul Américain à Liverpool eussent, chaque jour, signalé le danger au gouverne ment Anglais et aux autorités Anglaises, bien qu'ils eussent requis la saisie du corsaire, celui-ci put néanmoins quitter Liverpool sans être inquiété. L'ordre de l'arrêter n'arriva à Liverpool que lorsqu'il était trop tard.

20. Le corsaire sudiste trouva, après sa sortie, un refuge dans un port peu connu du pays de Galles, appelé Moelfrabay; il y resta pendant 36 heures dans les limites du territoire Anglais, depuis le 29 Juillet, 1862, à 6 heures du soir, jusqu'au 31 Juillet, à 3 heures du matin. Pendant ce temps l'Alabama reçut son équipage, que lui amena le vapeur anglais Hercules, sorti de Liverpool en même temps que l'Alabama. Tout cela s'accomplit sans entrave de la part des autorités Anglaises, bien que l'équipage et l'armement du vaisseau dussent, à n'en pouvoir douter, recevoir une destination guerrière.

30. Plus tard encore le corsaire sudiste, dont l'évasion était, selon l'expression du ministre Anglais Lord Russell, "un scandale," arriva plus d'une fois à la portée des navires de guerre Anglais, sans que ceux-ci opérassent saisie sur lui. Il fut accueilli à diverses reprises dans des ports Anglais, sans que les autorités maritimes Anglaises fissent mine de l'arrêter. C'est ainsi que, pendant six jours, il put séjourner librement dans le port Anglais de Kingston en Jamaïque.

40. L'Alabama était un vaisseau Anglais par son origine, par sa construction, par son armement et par son équipage; il n'était Américain qu'en tant qu'il était commandé par un rebelle commissioné par le gouvernement des Etats du Sud. Vis-à-vis d'un état ami, comme l'Union, c'était là un acte d'hostilité de la part de l'Angleterre. C'est ce que démontra encore plus clairement l'avantage remporté par le constructeur de l'Alabama, dans la chambre des communes, sur M. Bright, qui s'était prononcé en faveur de l'Amérique.

50. La violation des devoirs d'un état ami, dont l'Angleterre se rendit coupable lors de l'équipement de l'Alabama, fut la circonstance la plus éclatante, mais non la seule dans laquelle se révélèrent les dispositions hostiles du gouvernement Anglais. Il y eut encore d'autres croiseurs sudistes du même genre. Les nombreux coureurs de blocus qui transportaient en même temps de la contrebande de guerre avaient tous également leur origine et leurs propriétaires en Angleterre. Partout où les troupes de l'Union finirent par l'emporter et s'emparèrent des places ennemies, elles trouvèrent des armes Anglaises et des canons Anglais. Tous les faits ainsi allégués n'ont pas la même importance. Mais plusieurs d'entre eux, si tant est qu'il faille les tenir pour avoués ou prouvés, ce dont nous n'avons pas à juger ici,doivent certainement être considérés comme constituant une infraction aux devoirs d'un État neutre.

L'État neutre qui veut garantir sa neutralité, doit s'abstenir d'aider aucune des parties belligérantes dans ses opérations de guerre. Il ne peut prêter son territoire pour permettre à l'une des parties d'organiser en lieu sûr des entreprises militaires. Il est obligé de veiller fidèlement à ce que des particuliers n'arment point sur son territoire des vaisseaux de guerre, destinés à être livrés à une des parties belligérantes (BLUNTSCHLI, Modernes Völkerrecht, § 763).

Ce devoir est proclamé par la science, et il dérive tant de l'idée de neutralité que des égards auxquels tout État est nécessairement tenu envers les autres États, avec lesquels il vit en paix et amitié.

La neutralité est la non participation à la guerre. Lorsque l'État neutre soutient un des belligérants, il prend part à la guerre en faveur de celui qu'il soutient, et dès lors il cesse d'être neutre. L'adversaire est autorisé à voir dans cette participation un acte d'hostilité. Et cela n'est pas seulement vrai quand l'État neutre livre lui-même des troupes ou des vaisseaux de guerre, mais aussi

lorsqu'il prête à un des belligérants un appui médiat en permettant, tandis qu'il pourrait l'empêcher, que, de son territoire neutre, on envoie des troupes ou des navires de guerre.

Partout où le droit de neutralité étend le cercle de son application, il restreint les limites de la guerre et de ses désastreuses conséquences, et il garantit les bienfaits de la paix. Les devoirs de l'Etat neutre envers les belligérants sont en substance les mêmes que ceux de l'État ami, en temps de paix, vis-à-vis des autres États. Aucun État ne peut non plus, en temps de paix, permettre que l'on organise sur son territoire des agressions contre un État ami. Tous sont obligés de veiller à ce que leur sol ne devienne pas le point de départ d'enterprises militaires, dirigées contre des États avec lesquels ils sont en paix.

Ces devoirs internationaux universels sont aussi consacrés, dans le droit public interne, par les législations Anglaise et Américaine. La loi Anglaise du 3 Juillet, 1819, contient à ce sujet (art. 7) la disposition suivante:

"And be it further enacted, that if any person within any part of the United Kingdom or in any part of His Majesty's dominion beyond the seas, shall, without the leave and licence of His Majesty for that purpose first had and obtained as aforesaid, equip, furnish, fit out or arm or attempt or endeavour to equip, furnish, fit out, or arm, or procure to be equipped, furnished, fitted out or armed, or shall knowingly aid, assist or be concerned in the eqnipping, furnishing, fitting out, or arming of any ship or vessel, with intent or in order that such ship or vessel shall be employed in the service of any foreign prince, state or potentate, or of any foreign colony, province or part of province, or people, or of any person or persons exercising or assuming to exercise any powers of government in or over any foreign state, colony, provinec, or part of any province or people, as a transport or store ship, or with intent to cruise or commit hostilities against any prince, state or potentate, or against the persons exercising or assuming to exercise the powers of government in any colony, province or part of any province or country, or against the inhabitants of any foreign colony, province or part of any province or country, with whom His Majesty shall not then be at war.

Cette loi défend incontestablement tout appui prèté en cas de guerre, peu importe que les partics belligérantes soient des États étrangers reconnus, ou des usurpateurs du pouvoir, ou des colonies ou des provinces révoltées. Donc le gouvernement Anglais, en permettant intentionnellement ou par une négligence évidente, alors qu'il aurait pu et du l'empêcher, l'équipement

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