Page images
PDF
EPUB

ajoutée. On ne peut donc appeler interpolation qu'un passage nouveau, étranger à l'auteur sous le nom duquel on le met, et soudé au véritable texte.

Enfin, nous préférons ne pas considérer les simples omissions comme des interpolations, et les laisser par conséquent en dehors de notre sujet, parce qu'il y a bien peu de ces suppressions qui présentent à la fois ce double caractère de changer le sens du fragment et d'être voulues par les compilateurs du Digeste (1); bien peu par conséquent qui présentent un intérêt scientifique.

C'est qu'en effet, l'élément intentionnel nous paraît absolument nécessaire pour qu'il y ait interpolation. Il faut, comme le dit Gradenwitz dont nous adoptons ici l'opinion, que le changement ait été fait précisément pour permettre l'insertion du fragment au Digeste. Sans cela, sans cette intention de modifier le véritable texte du jurisconsulte, on se trouve en présence d'une simple faute

(1) Il y en a cependant quelques rares exemples. En voici un des plus

curieux.

Le beau-père, poursuivi par son gendre en paiement de la dot, jouitil du bénéfice de compétence?

Deux textes, au Digeste, traitent ce sujet :

1o La L. 21, De re judicata, 42, 1, où Paul, lib. 6 ad Plautium, répond à cette question :

« Quod et æquum esse videtur, sed alio jure utimur, ut et Neratius <<< scribit. >>

2o La L. 17, pr., Soluto matrimonio, 24, 3, où le même Paul, lib. 7 ad Sabinum, répond à la même question:

<< Neratius, libris Membranorum, et Proculus, scribunt hoc justum << esse. » Et c'est tout!

Daus le premier texte, les compilateurs ont oublié de supprimer «< sed << alio jure utimur. » Le beau-père n'a pas le bénéfice de compétence : c'est la doctrine des classiques.

Dans le second texte, ils font dire à Neratius et à Paul le contraire de leur opinion, en supprimant les mots « sed alio jure utimur. »>

involontaire, d'une erreur de copiste peut-être même. Nous ne traiterons donc pas, en principe, de ces altérations. Nous n'en dirons quelques mots que pour avoir un aperçu rapide de la méthode de travail des commissaires de Justinien, à propos des raisons pour lesquelles ils ont fait des interpolations. La modification qui n'est pas intentionnelle, en effet, n'a rien de particulier au Digeste, on en trouverait de semblables dans tous les ouvrages anciens formés de compilations; et d'autre part ce changement n'étant pas le résultat d'un système préconçu, ne se découvre pas par les mêmes méthodes. Il est en général plus malaisé à découvrir, à moins qu'il ne se décèle au premier abord par une faute de grammaire évidente, ou par une erreur juridique grossière.

2. Mais avant tout, les interpolations présentent un autre caractère; c'est d'être l'œuvre de la commission instituée par Justinien et chargée de la confection des Pandectes. Tous les changements qui ne sont pas l'œuvre de cette commission législative, ne sont pas des interpolations et doivent en être au contraire soigneusement distingués. On a donné le nom de glossèmes à quelques-uns d'entre eux, plus particulièrement intéressants.

Les glossèmes proviennent de notes, d'explications, de commentaires toujours très brefs, que le propriétaire d'un manuscrit a jugé bon, pour sa commodité personnelle, d'insérer en marge du texte ou entre les lignes. Puis, lorsque ce manuscrit vint plus tard à être recopié, le copiste prit les surcharges pour des parties intégrantes du texte, et les reproduisit, mais non plus dans les marges ou les interlignes, et sans que rien dans la forme de son nouveau manuscrit vînt distinguer ces gloses du texte original.

3. D'autres erreurs encore proviennent de l'emploi des sigles ou abréviations. Ainsi, dans la L. 1, Dig., 1, 2, De origine juris, il est fort probable qu'on doive lire « populi romani jus,» au lieu du mot «< prius » qu'on y trouve.

Le texte est de Gaius, lib. I ad Legem XII Tabularum, et débute ainsi :

<<< Facturus legum vetustarum interpretationem, necessario prius ab Urbis initiis repetendum existimavi : »

Telle qu'elle est la phrase peut se comprendre : Gaius, s'étant donné la tâche d'expliquer les antiques lois de Rome, croit utile de remonter auparavant aux origines. Mais le participe repetendum reste isolé dans la phrase, et l'on cherche vainement le substantif auquel il se rapporte. On est donc obligé de sous-entendre le verbe esse, et de traduire comme s'il y avait la tournure infinitive « repetendum esse. »>

Mais le passage gagnerait beaucoup certainement, si l'on substituait au mot « prius » l'expression « populi romani jus : » ce serait encore plus clair, et plus conforme au style limpide, analytique et presque français de Gaius. On aurait ainsi : « ... populi romani jus ab Urbis initiis repetendum existimavi. » « J'ai cru devoir reprendre le droit romain depuis les origines de Rome; » faisant accorder de la sorte repetendum avec jus.

Ce qui rend cette version vraisemblable, c'est qu'en abrégeant la locution populi romani jus, on obtient p. r. ius, ce que le copiste a très bien pu lire prius, les mots n'étant point séparés par des points ou des espaces dans les manuscrits. On sait que dans l'écriture antique l'i n'est pas distinct du j.

Ce n'est, il est vrai, qu'une vraisemblance, et il est bien rare d'arriver à une certitude absolue, toutes les fois qu'il

s'agit de démontrer une altération autre qu'une interpolation.

4. Une autre différence qui sépare ces dernières altérations de toutes les autres, c'est qu'elles sont beaucoup plus admissibles, beaucoup plus probables. Autant il est invraisemblable que le texte du Digeste ait été altéré, autant il est naturel, au contraire, qu'il ait été interpolé.

En effet, le texte du Digeste, tel qu'il nous a été transmis par la Florentine, est relativement très bon (1). Aussi, lorsqu'on affirme qu'un passage a été altéré, on a contre soi beaucoup de probabilités. On les a même lorsqu'on se borne à dire qu'il y a altération, sans chercher à restituer le véritable texte. Lorsqu'au contraire on veut le rétablir à l'aide de conjectures, il faut renoncer à la moindre certitude. A priori, et sauf si le contraire est démontré par des raisons décisives, on doit croire que le texte que l'on a sous les yeux est bien celui qui est sorti des mains des compilateurs. Dire que le manuscrit de Florence a été altéré, de sorte qu'un passage n'a plus le sens que Justinien a voulu lui donner, c'est là une véritable témérité.

Au contraire, il n'y a aucune invraisemblance à supposer une interpolation dans un ouvrage comme le Digeste, dont les auteurs avaient reçu de Justinien le pouvoir, et jusqu'à la mission d'interpoler. Par conséquent, avant tout examen des textes suspects, on ne saurait dire si les chances sont pour ou contre l'interpolation. Mais comme on est arrivé à démontrer l'existence dans le Digeste d'un nombre considérable d'interpolations, il en résulte qu'elles sont incomparablement plus fréquentes

(1) Gradenwitz, loc. cit.

que les fautes. Celui qui allègue une interpolation, n'a donc plus contre lui aucune présomption, et il peut essayer d'en faire la preuve, sans heurter les vraisemblances comme s'il s'agissait d'une altération, et sans se voir taxer de témérité.

5. Existe-t-il donc au Digeste des interpolations, c'està-dire de ces changements que les compilateurs ont intentionnellement fait subir aux textes, par addition ou par substitution d'un passage de leur crû au véritable texte des auteurs qu'ils rapportaient?

Oui certes, et pour se convaincre qu'il doit en exister un grand nombre, il suffit de lire la célèbre constitution Tanta Circa, qui forme la seconde préface du Digeste.

[ocr errors]
[ocr errors]

« Nous avons marqué, dit Justinien (1), tant de respect pour l'antiquité, que nous n'avons pas voulu que les <«< noms des juriconsultes dont les ouvrages ont été employés dans notre collection soient ensevelis dans l'oubli, <«<< mais nous avons mis le nom de l'auteur au commence<«<ment de chaque loi du Digeste. Seulement, lorsqu'il « s'est trouvé dans ces lois quelque chose qui fût incomplet, superflu ou qui ne convînt plus, nous avons fait « les additions et les retranchements nécessaires, nous << avons régularisé les choses. Entre plusieurs textes sem<«< blables ou contraires, nous avons conservé seulement «< celui qui paraissait juste. Nous avons donné la même <«< autorité à tous les fragments qui sont entrés dans ce <«< recueil, en sorte qu'on doit regarder tout ce qu'il con<«<tient comme étant notre ouvrage. Que personne n'ait la « témérité de comparer les écrits des Anciens avec ceux

(1) L. 2, § 10 C. 1, 17, traduction Hulot.

« PreviousContinue »