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nouvelle, une vie spirituelle, à la place de cette vie des sens, de cette vie toute matérielle qui, avec toutes ses magnificences, laisse l'âme triste et vide? D'autres signes paraissent encore dans ce festin d'un mouvement secret, d'une régénération sociale. Les esclaves y sont traités avec plus de douceur. Il y a sur eux, de la part de Trimalchion, des paroles pleines d'une égalité chrétienne : « Mes amis, les esclaves sont des hommes comme nous; ils ont sucé le même lait, quoique la fortune les ait traités en marâtre. » Ces paroles sont contemporaines de celles de Sénèque sur la servitude, et répondent à ces sympathies populaires qui, dans tous ces mouvements d'esclaves rappelés par Tacite, prenaient partie, malgré le Sénat, pour l'esclave contre le maître. Partout, sous la société païenne, on sent le bouillonnement de la société chrétienne, comme à la sourde agitation des mers, on devine ces îles soudaines qui en doivent jaillir.

XII

SÉNÈQUE.

Velles eum suo ingenio

Dixisse, alieno judicio.
(Quintilien, Inst. orat., X.)

Sénèque était d'origine espagnole. Il naquit l'an 3 de Jésus-Christ. Son père vint à Rome sous Auguste, et y ouvrit une école célèbre de rhétorique. Grâce aux leçons de son père, Sénèque apprit de bonne heure tous les secrets de l'art oratoire; il se livrait à l'étude avec une ardeur excessive, et, trèsjeune encore, il parut avec éclat au barreau. Caligula, qui avait des prétentions à l'éloquence, prit ombrage de ses débuts. Pour se faire oublier, Sénèque étudia la philosophie et s'attacha d'abord à la secte du Portique; puis la secte pythagoricienne eut ses préférences, et il en pratiqua l'abstinence avec

une sévérité que lui rendait plus facile et plus nécessaire sa constitution maladive. Il avait alors trentecinq ans. Cette frugalité inquiéta, Sénèque le crut du moins, comme avait inquiété son éloquence. Craignant d'être confondu avec les sectateurs du judaïsme, du christianisme probablement, sur les instances de son père, il se mit à vivre comme tout le monde. Mais il conserva toujours quelque chose de sa première sobriété : tempérant au sein même de l'opulence, il s'interdit constamment l'usage du vin, des parfums, des bains délicats, des mets recherchés.

Caligula n'était plus. Sénèque rentra dans la carrière politique d'où il s'était un moment retiré ; il brigua et obtint la questure, et ouvrit en même temps une école que fréquentèrent les premiers personnages de l'empire. Les honneurs et l'art oratoire n'occupaient cependant pas, à ce qu'il paraît, toutes ses pensées et tous ses moments; de plus tendres soins y trouvaient place. Sénèque aimait Julie, fille de Germanicus et s'en fit aimer; cette liaison lui fut fatale: Sénèque fut exilé en Corse, l'an 41.

Cependant Agrippine gouvernait sous le nom de Claude, son oncle, qu'elle venait d'épouser. Jalouse de donner à son pouvoir, doublement usurpé, l'éclat et le prestige d'un nom célèbre, elle fit rappeler de l'exil Sénèque, et l'attacha comme précepteur à Néron, son fils, adopté par Claude. Sénèque lui

resta fidèle jusqu'au moment où il lui sembla que la mère de l'empereur ne devait pas toujours être la maîtresse de l'empereur et de Rome. Il obtint, l'an 50 de Jésus-Christ, les honneurs de la préture; il avait alors quarante-huit ans. Appelé à cultiver dans Néron des espérances plus tard cruellement démenties, Sénèque ne mànqua-t-il ni à son caractère de philosophe ni à une si haute mission? Nous examinerons plus loin cette question. Quoi qu'il en soit, devenu ministre de Néron, Sénèque fut mis à de rudes épreuves; il lui fallut défendre son élève et des séductions de la cour et des séductions d'Agrippine, ainsi que de ses projets ambitieux. La crainte des desseins de cette femme impérieuse et vindicative alla-t-elle dans le précepteur jusqu'à donner à Néron le conseil de la faire mourir? On l'ignore ; mais il fera l'apologie de ce parricide : tache indélébile dans sa vie.

Rome, alors pourtant si dégradée, flétrit de son indignation cette odieuse complaisance, qui ne put d'ailleurs sauver Sénèque du ressentiment qui s'amassait secrètement contre lui au cœur de Néron, et que le philosophe du reste ne chercha pas à conjurer, bien qu'il le prévît. Ce naturel féroce de Néron ne s'était pas en effet longtemps contenu, même sous la main habile et légère de son précepteur: dès la seconde année de son règne, Néron avait empoisonné Britannicus. La sagesse de Sénèque, obligée de

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