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taire à l'empire d'Auguste, qu'ils lui refusaient encore. Il alla chercher, il découvrit les poëtes qui devaient faire oublier Octave pour ne plus montrer qu'Auguste; il les conduisit auprès du prince, et dans cette cour qu'ils devaient immortaliser. Qu'est-il besoin de rappeler ici Horace, Virgile, et tant d'autres qui furent, non les protégés, mais les amis de Mécène? C'était pour eux que s'embellissaient, à eux que s'ouvraient ces jardins, dont la magnificence et la beauté étaient une des merveilles du luxe romain si excessif pourtant. Le palais de Mécène, qui s'élevait sur le mont Esquilin, semblait dans son orgueil défier les nues; la tour en était célèbre. Là anssi se préparaient en silence ces desseins de la politique, où le monde était compris; là venait quelquefois Auguste consulter son fidèle ministre, ou bien oublier auprès de lui les soucis de la grandeur, les fatigues du Pouvoir. Mais cette maison de Mécène, dont le faste effrayait Horace, ces jardins où, rival et vainqueur d'Hortensius, il avait rassemblé, à côté des chefs-d'œuvre des arts, les raffinements et les délicatesses d'une sensualité ingénieuse, d'une hospitalité attentive, offraient surtout aux muses une agréable retraite. Mécène ne se contentait pas d'encourager les lettres, il les cultivait. Poëte et historien, quelques fragments de ses écrits ont échappé à l'injure du temps; ils nous le montrent tel que nous l'imaginons: partisan d'Épicure, ai

mant la vie et craignant la mort; citons ses vers dont nous demanderons la traduction à La Fontaine :

Debilem facito manu,
Debilem pede, coxa,
Tuber adstrue gibberum,
Lubricos quate dentes :
Vita dum superest, bene est.
Hanc mihi, vel acuta

Si sedeam cruce, sustine.

Mécenas fut un galant homme;

Il a dit quelque part: Qu'on me rende impotent,
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme,
Je vive, c'est assez, je suis plus que content.

Si ces vers expriment les sentiments intimes de Mécène, ses habitudes extérieures, les délicatesses de son luxe et de sa vie, la recherche de ses vêtements, la coquetterie de sa personne, la mollesse et l'abandon de ses manières ne se trahissaient pas moins dans les raffinements prétentieux de son style. Sénèque l'a pris pour exemple de l'influence des mœurs sur le langage. Il a montré comment en lui l'homme tout entier se révélait dans l'écrivain. Des métaphores singulières, des expressions brillantées, des alliances de mots bizarres, l'afféterie en un mot, et le laisser-aller nonchalant et efféminé, tels sont les caractères du style de Mécène. On connaît trop, dit Sénèque, pour que je doive le rappeler ici, quelle était la manière d'être de Mé

cène, et son allure en marchant, et sa molle délicatesse, et son excessive manie d'être vu, et sa crainte non moindre que ses vices restassent cachés. Eh bien, son style n'est-il pas aussi lâche que les plis de sa robe sans ceinture, son expression aussi prétentieuse que sa parure, que son cortége, que sa maison, que son épouse? C'était un homme d'un beau génie, s'il lui eût donné une plus saine direction, s'il n'avait pas eu peur de se faire comprendre, s'il n'avait porté jusque dans le style le dévergondage de ses mœurs. Voyez son éloquence, c'est celle d'un homme ivre: elle est obscure, décousue, pleine de licences. Dans son livre sur la Toilette, quoi de plus pitoyable que lorsqu'il dit : « En ce fleuve dont les forêts servent de coiffure à ses rives, voyez les petites barques qui labourent son lit, et qui, poursuivant leur cours, délaissent ses jardins. » Et quel autre que lui a pu dire? « Cette femme à la frisure bouclée, ces lèvres qui se pigeonnent, et qui demandent avec soupir qu'en la portant on ne donne pas à cette tête penchée l'attitude d'un tyran? Irrémédiable faction, ils s'insinuent par les festins, tentent les maisons par la bouteille, et poussent à la mort par l'espérance. - Un génie, à peine témoin de sa propre fête, les fils d'une cire amincie, un gâteau de sel petillant, un foyer autour duquel la mère ou l'épouse fait ceinture. Et Sénèque ajoute « Ces locutions si mal construites, si né

:

gligemment jetées, prouvent que ses mœurs ne furent pas moins étranges, moins dépravées, moins singulières que son style. On lui accorde un grand mérite de mansuétude; mais lui-même a démenti ces éloges par la mignardise monstrueuse de ses écrits, qui décèlent un caractère mou plutôt qu'îndulgent ce qu'accusent manifestement, et cette élocution tout entortillée, et ces expressions contournées, et ces idées souvent grandes, mais énervées par la manière dont elles sont rendues. »

Avant Sénèque, Auguste lui avait reproché ses tresses parfumées, critique que répète l'auteur du Dialogue des Orateurs. Sénèque cependant reconnaît que dans cette affectation on entrevoit une nature qui eût pu être vigoureuse, si le mauvais goût et peut-être aussi un secret dessein ne l'eussent pervertie. Mécène en effet dans la mollesse voluptueuse de ses goûts, dans les raffinements de ses mœurs et de ses magnificences, conserva une netteté d'esprit et un bon sens remarquables; phénomène qui ne lui est point particulier, mais qui se retrouve souvent en ces siècles de dégradation morale. L'âme a perdu sa beauté primitive et ses nobles inspirations, mais l'intelligence survit; reine superbe et misérable, elle domine au milieu des autres ruines de l'homme et de la société : dernière lueur du flambeau divin qui l'éclaire, elle projette ses rayons brillants encore, quoique brisés, sur les

arts, sur les sciences, sur la seconde vie de la société et de l'homme, quand est passé son premier âge, l'âge de la foi et de l'imagination. Mécène voulait-il séduire, énerver les Romains par l'exemple de son style, comme par celui de sa mollesse ? Essayait-il une double corruption matérielle et intellectuelle? On serait presque tenté de le croire. Toutefois son exemple trouva peu d'imitateurs, en littérature du moins: Virgile et Horace étaient là pour protester. Mais la contagion de ses mœurs fut plus grande; elle s'étendit autour de lui, gagna l'Italie tout entière, et si elle ne commença, elle autorisa, elle étendit la pratique de ces doctrines épicuriennes, qui, mieux que la politique et les empereurs, maintinrent la servitude de Rome après l'avoir préparée.

Mécène cependant vieillissait; il demanda à Auguste un repos que, contre son attente peut-être, Auguste ne lui refusa point. Quelque déplaisir était-il venu refroidir cette amitié si ancienne et si éprouvée ? Tacite attribue ce dégoût à cette inconstance et à cette ingratitude naturelle à l'homme, qui ne peut toujours suffire aux bienfaits ou s'en contenter. Mais cette vue triste du cœur humain, habituelle à l'historien philosophe, n'explique pas complétement ce changement dans une amitié, jusque-là si entière d'un côté, de l'autre si dévouée. Si Auguste n'a plus vu dans Mécène un conseiller

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