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M.

T.

C'est un dieu; d'un sang pur son autel doit rougir. (4)
Par lui, tu vois errer mes troupeaux, et moi-même
Essayer les accords et les chansons que j'aime.
MÉLIBÉE.

Ah! je n'ai point d'envie et j'admire ton sort:
On porte dans nos champs et le trouble et la mort;
Ces chèvres, tu le vois, vite je les entraîne,

Tityre, et celle-ci, je la mène avec peine;
Car sur la roche nue, hier elle a mis bas
Deux chevreaux, doux espoir, délaissés sur nos pas.
J'aurais prévu ces maux avec plus de science.
La foudre sur nos pins les annonçait d'avance,
Et du creux de l'yeuse un sinistre corbeau.
Mais, Tityre, apprends-nous quel est ce dieu nouveau.

TITYRE.

J'avais pensé que Rome, apprends mon ignorance,
De la cité voisine était la ressemblance,

Et des murs qui souvent ont reçu nos brebis :
Ainsi je comparais la chèvre et ses petits,

Les faibles aux puissants, les agneaux à leur mère.
Rome entre les cités lève sa tête altière

Namque erit ille mihi semper Deus : illius aram
Sæpè tener nostris ab ovilibus imbuet agnus,
Ille meas errare boves, ut cernis, et ipsum
Ladere quæ vellem calamo permisit agresti.
Non equidem invideo, miror magis undique totis
Usque adeò turbatur agris. En ipse capellas
Protenus æger ago: hanc etiam vix, Tityre, duco.
Hic inter densas corylos modò namque gemellos.
Spem gregis, ah! silice in nudâ connixa reliquit.
Sæpè malum hoc nobis, si mens non læva fuisset,
De cœlo tactas memini prædicere quercus;
Sæpè sinistra cavâ prædixit ab ilice cornix.
Sed tamen, iste Deus, qui sit, da, Tityre, nobis.
Urbem quam dicunt Romam, Melibee, putavi
Stultus ego huic nostræ similem, quò sæpè solemus
Pastores ovium teneros depellere fœtus.
Sic canibus catulos similes, sic matribus hædos
Nóram: sic parvis componere magna solebam.
Verùm hæc tantum alias inter caput extulit urbes.

M.

T.

M.

T.

Comme au-dessus des joncs les superbes cyprès.

MÉLIBÉE.

Mais pour voir Rome enfin, quels étaient tes projets?

TITYRE.

La liberté! c'est là qu'était mon espérance; (2)
La liberté tenta ma longue indifférence;
Elle vint lorsque l'âge eut blanchi mes cheveux,
Me regarda bien tard, et sourit à mes vœux,
Aimé d'Amaryllis, libre de Galatée.

Sous sa chaîne pesante, et trop longtemps portée,
Nul espoir d'être heureux, nul fruit de mes travaux.
En vain de mon bercail sortaient de gras agneaux,
En vain mon lait passait à notre ingrate ville,
Mon bras ne fut jamais chargé d'un gain utile.

MÉLIBÉE.

Je vis Amaryllis invoquer tous les dieux,

Laisser pendre aux rameaux tant de fruits précieux :
Tityre était absent. O Tityre! en nos plaines,
Ces arbres t'appelaient, ces sapins, ces fontaines.

TITYRE.

Que faire en mes projets? je ne pouvais ailleurs
Pour sortir de mes fers trouver des dieux meilleurs.
Là, j'ai vu ce héros pour qui de mes génisses

Quantùm lenta solent inter viburna cupressi.
Et quæ tanta fuit Romam tibi causa videndi?
Libertas quæ, sera, tamen respexit inertem,
Candidior postquàm tondenti barba cadebat :
Respexit tamen, et longo post tempore venit,
Postquàm nos Amaryllis habet, Galatea reliquit.
Namque (fatebor enim) dum me Galatea tenebat,
Nec spes libertatis erat, nec cura peculi.
Quamvis multa meis exiret victima septis,
Pinguis et ingratæ premeretur caseus urbi,

Non unquàm gravis ære domum mihi dextra redibat.
Mirabar quid mæsta Deos, Amarylli, vocares;
Cui pendere sua patereris in arbore poma.
Tityrus hinc aberat: ipsæ te, Tityre, pinus,
Ipsi te fontes, ipsa hæc arbusta vocabant.
Quid facerem? neque servitio me exire licebat,
Nec tam præsentes alibi cognoscere divos.
Hic illum vidi juvenem, Melibœe, quotannis

M.

Je ferai chaque mois fumer les sacrifices :

Ꭲ .

<< Allez, enfants, dit-il, engraissez vos troupeaux,

<< Comme autrefois, sans crainte, attelez vos taureaux. » MÉLIBÉE.

O fortuné vieillard ! ainsi ton héritage

Te reste et te suffit; quoique le marécage
Et l'aride caillou nuise à ces prés fleuris,
Sur une herbe inconnue amenant tes brebis
Tu ne crains pas du moins de nouvelle pâture,
Le mal des bœufs voisins, contagieuse injure.
Heureux vieillard! auprès de nos fleuves chéris, (3)
A la source sacrée, et sous leurs frais abris,
Le repos te suivra; sur le bord de tes haies
L'abeille, parcourant leurs vertes oseraies,
Butinera son miel; tu pourras, par moments,
T'endormir au doux bruit de leurs bourdonnements.
Tu vas voir sous l'ormeau roucouler les palombes,
Tendre objet de tes soins, murmurer les colombes;
Et là-haut sur un roc, entonnant ses concerts,
Le hardi bûcheron fait retentir les airs.

TITYRE.

Oui, l'on verra la mer désertant son rivage (4)

Bis senos cui nostra dies altaria fumant.
Hic mihi responsum primus dedit ille petenti :
Pascite, ut antè, boves, pueri; submittite tauros.
Fortunate senex, ergo tua rura manebunt ;
Et tibi magna satis quamvis lapis omnia nudus,
Limosoque palus obducat pascua junco :
Non insueta graves tentabunt pabula fœtas,
Nec mala vicini pecoris contagia lædent.
Fortunate senex, hic, inter flumina nota,
Et fontes sacros, frigus captabis opacum.
Hinc tibi, quæ semper vicino ab limite sepes
Hyblæis apibus florem depasta salicti,
Sæpè levi somnum suadebit inire susurro.
Hinc altà sub rupe canet frondator ad auras.
Nec tamen interea raucæ, tua cura, palumbes,
Nec gemere aëriâ cessabit turtur ab ulmo.
Anté leves ergo pascentur in æthere cervi,
Et freta destituent nudos in littore pisces:
Antè, pererratis amborum finibus, exul

M.

T.

Abandonner à sec les poissons sur la plage,
Le cerf léger dans l'air paître l'azur des cieux;
Et les fleuves changeant de climats et de lieux,
L'Elbe s'unir au Tigre, ou, loin de l'Helvétie,
Le Rhin porter son onde aux peuples de l'Asie,
Avant que je l'oublie, et que d'un dieu sauveur
L'image et les bienfaits sortent de notre cœur!
MÉLIBÉE.

Mais nous, il nous faut voir les sables de Libye,
Habiter sur l'Araxe, aborder la Scythie,

Ou ces Bretons lointains, que de ses flots amers
Thétys a séparés d'avec tout l'univers.

Un jour peut-être, un jour, épuisé de souffrance,
Je reverrai ces lieux témoins de mon enfance,
Cette pauvre cabane avec ses humbles toits,
Que le chaume protége à l'ombre de ce bois;
Bien des ans auront fui, quand après tant de peines
Je pourrai plein de joie admirer mes domaines.
Et quoi donc un barbare obtiendra mes sillons?
Soldat impie, ainsi tu ravis mes moissons?
Voilà vos tristes fruits, ô discordes civiles!

Voilà pour qui nos mains semaient ces champs fertiles:

Aut Ararim Parthus bibet, aut Germania Tigrim,
Quàm nostro illius labatur pectore vultus.

At nos hinc alii sitientes ibimus Afros,

Pars Scythiam, et rapidum Cretæ veniemus Oaxem,
Et penitus toto divisos orbe Britannos.

En unquam patrios longo post tempore fines,
Pauperis et tuguri congestum cespite culmen,
Post aliquot, mea regna videns, mirabor aristas?
Impius hæc tam culta novalia miles habebit?
Barbarus has segetes? En quo discordia cives
Perduxit miseros en queis consevimus agros.
Insere nunc, Melibee, pyros, pone ordine vites.
Ite meæ, felix quondam pecus, ite, capellæ :
Non ego vos posthac, viridi projectus in antro,
Dumosâ pendere procul de rupe videbo.

Carmina nulla canam : non, me pascente, capeilæ,
Florentem cytisum, et salices carpetis amaras.
Hic tamen hâc mecum poteris requiescere nocte,
Fronde super viridi. Sunt nobis mitia poma,

Mélibée, aujourd'hui greffe donc tes poiriers,
Va de tes jeunes ceps dresser les espaliers !
Troupeau jadis heureux, ô chèvres bien-aimées,
Allez, je ne dois plus aux roches embaumées
Voir vos pas se suspendre, et vos bonds indiscrets
Égayer votre maître au bord d'un antre frais.
Je ne dois plus chanter; à notre loi soumises,
Vous ne brouterez plus le saule et les cytises.

TITYRE.

Tu pourras cette nuit reposer avec moi;
Un lit de vert feuillage est préparé pour toi.
Nous avons de doux fruits et d'abondant laitage,
La châtaigne amollie et plus d'un gras fromage.
Viens; vois les toits déjà fumer dans nos vallons,
Et l'ombre s'allongeant descend du haut des monts.

Castaneæ molles, et pressi copia lactis.

Et jam summa procul villarum culmina fu mant,
Majoresque cadunt altis de montibus umbræ.

NOTES

SUR L'ÉLÉGIE OU L'ÉGLOGUE DE TITYRE.

(1)

O Mélibée, un dieu nous a fait ce loisir,

C'est un dieu; d'un sang pur son autel doit rougir.

Cette expression poétique de la reconnaissance de Virgile envers César Auguste lui a attiré une note sévère, sur cette première églogue de la part d'un traducteur en vers, enlevé aux lettres il y a peu d'années, dans un âge avancé, et membre de l'Académie : Eriger, dit-il, en dieu un usurpateur sanguinaire, consacrer son génie à déifier les mé chants, c'est vouloir tromp er la postérité prostituer les plus beaux dons de la nature. »

Nous croyons que les souvenirs de son premier âge, passé sous la période de 1792 à 1800, ont égaré ici le traducteur, qui, d'ailleurs, était bienveillant et aimant la jeunesse. Chez un homme de goût, l'esprit de parti peut quelquefois faire illusion et prêter de fausses couleurs aux sentiments les plus justes et les plus simples. Pline le naturaliste, le fidèle dépositaire des connaissances et des opinions des anciens, dit que le mortel qui porte secours aux mortels est un dieu. Ceci justifie suffisamment les expressions de Virgile, sauvé du naufrage au milieu de ses concitoyens ar la main de César Auguste, et ensuite témoin de la paix universelle qui eut lieu peu de temps après. Nous avons aussi répondu dans la notice aux reproches violents dont César Auguste a été l'objet.

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