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la Politique d'Aristote. Il est peu d'ouvrages d'Aristote qui soient aussi célèbres et aujourd'hui aussi populaires : il en est peu dont le texte, quoique intelligible dans l'ensemble, nous soit parvenu en aussi mauvais état (1). La Politique paraît avoir été très-peu étudiée, même à l'époque où la philosophie d'Aristote avait repris faveur. On ne trouve pas dans d'anciens commentateurs les ressources qu'un savant éditeur de la Métaphysique, Bonitz, a employées avec une sagacité circonspecte (2); et les manuscrits, comme on peut s'en convaincre par le grand travail de Bekker, n'offrent que peu de secours. Un grand nombre de fautes leur sont communes: ainsi, non-seulement l'ordre des livres y est bouleversé, et ils reproduisent tous les interpolations faites pour justifier l'ordre vicieux qui a été substitué au véritable plan d'Aristote (3); mais encore ils s'accordent à omettre, à ajouter, à trans

(1) C'est l'opinion d'un critique distingué, et qui s'est beaucoup occupé d'Aristote, Spengel, Ueber die Politik des Aristoteles, Mémoires de l'Académie de Bavière, XXIV, p. 6, 1847.

(2) Observationes criticæ in Aristotelis libros metaphysicos, 1842. Aristotelis metaphysica recognovit et enarravit H. Bonitz, 1848

1849.

(3) M. Barthélemy St.-Hilaire a remis en honneur l'opinion de Scaïno et de Couring, qui avaient vu que le septième et le huitième livre de la Politique devaient être placés immédiatement après le troisième, et il a démontré le premier que le sixième livre devait suivre le quatrième et précéder le cinquième (Politique d'Aristote, traduite en français d'après le texte collationné sur les manuscrits et les éditions principales, 1837). Ses vues ont été confirmées par Spengel (mémoire cité plus haut), par Nickes (De Aristotelis politicorum libris, 1851), et adoptées par Bekker (De Republica libri VIII,

poser, ou à altérer certains mots (1). Ils dérivent donc tous d'un seul manuscrit. La traduction latine très-littérale faite au xin siècle par le dominicain Guillaume de Moerbeka (2) suggère parfois une meilleure leçon; mais, comme elle offre en la plupart des passages suspects les mêmes altérations, il faut en conclure que le manuscrit sur lequel cette traduction a été faite, tout en différant de celui d'où dérivent tous nos manuscrits grecs, provenait pourtant de la même source. Ainsi, en dernière analyse, le texte de la Politique nous est parvenu par l'intermédiaire d'un seul manuscrit déjà fautif, et aujourd'hui perdu. On est donc autorisé à employer la critique conjecturale ; et c'est vainement qu'on essayerait d'échapper à cette nécessité par des artifices d'interprétation. Quand on est en présence d'un texte contraire à la logique ou à la grammaire, celui qui veut comprendre ou 1855). C'est un service des plus importants rendu à l'ouvrage d'Aristote, et je le reconnais d'autant plus volontiers qu'à mon avis la traduction de M. Barthélemy St.-Hilaire ne doit pas faire oublier celle que Fr. Thurot a publiée en 1824.

(1) J'ai relevé dans l'appendice 14 les fautes les plus généralement

reconnues.

(2) Voir M. Barthélemy St.-Hilaire, p. CLXXIX. Schneider avait déjà supposé que Guillaume était l'auteur de cette traduction; M. Barthélemy St.-Hilaire l'a vérifié sur le manuscrit de l'Arsenal (19, sciences et arts). Ce manuscrit porte en effet en tête de la Politique: Incipit liber Aristotelis politicorum a fratre Guillielmo ordinis predicatorum de greco in latinum translatus. On lit à la fin: Huc usque transtulit immediate de greco in latinum frater Guilielmus de ordine fratrum predicatorum residuum autem huius operis in greco nondum inuenit.

faire comprendre la pensée de l'auteur est bien obligé d'en restaurer l'expression. Un traducteur a beau se défendre d'admettre aucune leçon qui ne soit autorisée par les manuscrits, toute traduction raisonnable d'un texte absurde ou barbare est par cela même une restitution conjecturale. Sans doute une conjecture peut changer arbitrairement la pensée et l'expression de l'auteur; mais, quand on traduit fidèlement un texte altéré, ou qu'on n'en tire un sens qu'en forçant la construction ou la signification des mots, l'interprétation n'altère-t-elle pas aussi arbitrairement la pensée et l'expression originales? Je ne sais même si l'excès de la défiance n'est pas plus utile à l'intelligence des textes anciens que l'excès de la sécurité. On est plus exposé à laisser échapper des fautes, et même des fautes énormes, qu'à voir des difficultés là où il n'y en a pas. Schneider et Coraï, malgré leur sagacité, ont laissé dans le texte de la Politique des fautes évidentes à corriger à Spengel.

Les points de doctrine que j'ai examinés sont relatifs à la Politique, à la Dialectique et à la Rhétorique. Quoique je me sois attaché à Aristote, je n'ai pas cru pouvoir laisser de côté les vues de Platon sur les mêmes sujets; car elles ont évidemment servi de point de départ aux théories d'Aristote. C'est se condamner à méconnaître le véritable caractère de l'Aristotélisme que de le mettre en oppo

sition constante avec le Platonisme. Il y a entre Aristote et Platon les rapports qui doivent exister entre un disciple et un maître d'un génie égal, quoique différent. Le Platonisme diffère de l'Aristotélisme, comme le germe diffère de son épanouissement, comme la jeunesse d'un homme diffère de sa maturité. Aristote n'est arrivé à contredire Platon qu'en le développant.

On en trouve précisément un exemple frappant dans le point de la Politique que j'ai traité. Quoique Aristote ait complétement adopté les principes de la politique platonicienne, qui sont d'ailleurs ceux de l'antiquité en général, quoique pour lui la science politique n'ait d'autre objet que d'enseigner à rendre les hommes vertueux, on s'obstine encore à opposer la politique expérimentale et utilitaire d'Aristote à la politique idéaliste de Platon. C'est pour combattre cette erreur généralement répandue en France que j'ai cru devoir insister sur cette question.

La théorie aristotélique de la science a été l'objet de travaux aussi étendus qu'approfondis de la part de MM. Ravaisson (1), Heyder (2), Brandis (3),

(1) Essai sur la Métaphysique d'Aristote, 1837-1846.

(2) Kritische Darstellung und Vergleichung der Aristotelischen und Hegel'schen Dialektik, 1845. La première partie a seule paru.

(3) Aristoteles und seine academischen Zeitgenossen, 1853-1857. Uebersicht über das Aristotelische Lehrgebaude und Erörterung der Lehren seiner nächsten Nachfolger, 1860.

Waitz (1). Je ne me suis attaché qu'à un détail qui m'a paru devoir être mis en lumière, même après le travail neuf, juste, ingénieux, d'un homme distin-· gué et excellent, que la mort à enlevé prématurément à la science et à l'amitié (2). J'ai voulu montrer en quoi diffèrent Platon et Aristote, et en quoi ils sont d'accord dans la manière de définir et d'employer la dialectique. Il m'a semblé que ce qui obscurcissait beaucoup cette question, c'est qu'on a souvent perdu de vue que, pour Aristote comme pour Platon, la dialectique n'était pas la science du raisonnement, mais l'art de disputer, à prendre ce mot dans le sens qu'on lui donnait au moyen âge.

Cette vue m'a dirigé dans mes recherches sur la Rhétorique d'Aristote. Je n'ai pas prétendu refaire ce que M. Havet a si bien fait (3). Je me suis borné exposer les rapports entre la dialectique et la rhétorique tels que les concevait Aristote. La persuasion que la dialectique est pour Aristote la science

à

(1) Aristotelis Organon græce, 1844-1846. Le commentaire est trèsutile pour l'intelligence du texte et des idées d'Aristote. Le petit livre de Trendelenburg (Elementa logices Aristotelex, 1846) explique avec beaucoup de clarté et de précision la terminologie d'Aristote et les modifications qu'elle a subies pour devenir la langue philosophique des modernes. Quant à l'ouvrage de Prantl (Geschichte der Logik, 1855), je regrette de n'en avoir eu connaissance que trop tard pour en faire usage.

(2) De la Théorie des lieux communs dans les Topiques d'Aristote et des principales modifications qu'elle a subíes jusqu'à nos jours, par E. Thionville, 1855.

(3) Étude sur la Rhétorique d'Aristote, 1846.

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