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assez petite injure. Comme il n'est pas toujours d'usage. -Point de séparation, point d'éclat; ils vivent ensemble comme nous vivons tous; et la belle-mère, et la mère, et le frère, et l'enfant, seraient morts, qu'on n'en aurait pas sonné le mot. Ou qu'on n'en aurait parlé que pour plaindre un infortuné poursuivi par le sort et accablé de malheurs. Il est vrai.

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D'où je conclus que vous n'êtes pas loin d'accorder à cette vilaine bête, à cent mille mauvaises têtes, et à autant de mauvaises langues, tout le mépris qu'elle mérite. Mais tôt ou tard le sens commun lui revient, et le discours de l'avenir rectifie le bavardage du présent. Ainsi vous croyez qu'il y aura un moment où la chose sera vue telle qu'elle est, madame de La Carlière accusée, et Desroches absous? -Je ne pense pas même que ce moment soit éloigné; premièrement, parce que les absents ont tort, et qu'il n'y a pas d'absent plus absent qu'un mort; secondement, c'est qu'on parle, on dispute; les aventures les plus usées reparaissent en conversation, et sont pesées avec moins de partialité : c'est qu'on verra peut-être encore dix ans ce pauvre Desroches, comme vous l'avez vu, traînant de maison en maison sa malheureuse existence; qu'on se rapprochera de lui; qu'on l'interrogera; qu'on l'écoutera; qu'il n'aura plus aucune raison de se taire; qu'on saura le fond de

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son histoire; qu'on réduira sa première sottise à rien. A ce qu'elle vaut. Et que nous sommes assez jeunes tous deux pour entendre traiter la belle, la grande, la vertueuse, la digne madame de La Carlière, d'inflexible et hautaine bégueule; car ils se poussent tous les uns les autres; et comme ils n'ont point de règles dans leurs jugements, ils n'ont pas plus de mesure dans leur expression. Mais si vous aviez une fille à marier, la donneriez-vous à Desroches? — Sans délibérer, parce que le hasard l'avait engagé dans un de ces pas glissants dont ni vous, ni moi, ni personne ne peut se promettre de se tirer; parce que l'amitié, l'honnêteté, la bienfaisance, toutes les circonstances possibles, avaient préparé sa faute et son excuse; parce que la conduite qu'il a tenue, depuis sa séparation volontaire d'avec sa femme, a été irrépréhensible, et que, sans approuver les maris infidèles, je ne prise pas autrement les femmes qui mettent tant d'importance à cette rare qualité. Et puis j'ai mes idées, peut-être justes, à coup sûr bizarres, sur certaines actions, que je regarde moins comme des vices de l'homme que comme des conséquences de nos législations absurdes, sources de moeurs aussi absurdes qu'elles, et d'une dépravation que j'appellerais volontiers artificielle. Cela n'est pas trop clair, mais cela s'éclaircira peut-être une autre fois, et regagnons

notre gîte. J'entends d'ici les cris enroués de deux ou trois de nos vieilles brelandières qui vous appellent; sans compter que voilà le jour qui tombe, et la nuit qui s'avance avec ce nombreux cortège d'étoiles que je vous avais promis. Il est vrai.

FIN DE L'INCONSÉQUENCE DU JUGEMENT PUBLIC.

SUR LES FEMMES.

*

J'aime Thomas; je respecte la fierté de son ame et la noblesse de son caractère : c'est un homme de beaucoup d'esprit ; c'est un homme de bien; ce n'est donc pas un homme ordinaire. A en juger par sa Dissertation sur les Femmes (1), il n'a pas assez éprouvé une passion que je prise davantage pour les peines dont elle nous console que pour les plaisirs qu'elle nous donne. Il a beaucoup pensé, mais il n'a pas assez senti. Sa tête s'est tourmentée, mais son cœur est demeuré tranquille. J'aurais écrit avec moins d'impartialité et de sagesse; mais je me serais occupé avec plus d'intérêt et de chaleur du seul être de la nature qui nous rende sentiment pour sentiment, et qui soit heureux du bonheur qu'il nous fait. Cinq ou six pages de verve répandues dans son ouvrage auraient rompu

* Ce morceau se trouve dans la Correspondance littéraire de Grimm, année 1772, avec des changements qu'il s'est permis de faire; nous ne rapporterons que deux variantes qui nous ont paru mériter quelque intérêt. ÉDITS.

(1) L'Essai sur le caractère, les mœurs et l'esprit des femmes dans les différents siècles, a paru dans le commencement de 1772; l'écrit de Diderot fut composé peu de temps après. ÉDITS.

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