Page images
PDF
EPUB

Nous avons conservé, comme Naigeon l'a fait, la partie de la correspondance de Grimm, qui termine l'histoire de la Religieuse, quoique ces lettres nuisent à l'intérêt de l'ouvrage. A la vérité, lorsque Grimm les rassembla, il supposait le manuscrit de la Religieuse perdu, mais elles renferment des faits curieux qu'il importe de connaître.

Il nous reste à exprimer le regret que ce livre, que nous avons dû réimprimer tel qu'il a été publié par les précédents Éditeurs, ne puisse être mis ainsi entre les mains de tout le monde. Si Diderot avait prévu qu'il dût être imprimé, il en eût fait disparaître, comme le témoigne Naigeon, la peinture lascive des mœurs du couvent : ce tableau, quelque fidèle qu'il soit, du désordre le plus abominable et le plus ordinaire dans ces retraites, ne déparerait point une histoire aussi touchante; et ce livre, ainsi débarrassé de ce qui peut blesser la décence, remplirait son véritable but. La lecture pourrait en être ordonnée à toute jeune personne qui se croit appelée à la vie monastique; et, s'il existe des parents assez dépravés, assez cruels pour plonger leurs enfants dans ces abymes que l'on entr'ouvre chaque jour, leurs victimes apprendraient à puiser, dans les Mémoires de la Religieuse, de nouvelles forces pour résister à l'abus le plus coupable de l'autorité paternelle.

LA RELIGIEUSE.

[ocr errors]

La réponse de M. le marquis de Croismare, s'il m'en fait une, me fournira les premières lignes de ce récit. Avant que de lui écrire, j'ai voulu le connaître. C'est un homme du monde, il s'est illustré au service; il est âgé, il a été marié ; il a une fille et deux fils qu'il aime et dont il est chéri. Il a de la naissance, des lumières de l'esprit, de la gaîté, du goût pour les beauxarts, et surtout de l'originalité. On m'a fait l'éloge de sa sensibilité, de son honneur et de sa probité; et j'ai jugé par le vif intérêt qu'il a pris à mon affaire, et par tout ce qu'on m'en a dit que je ne m'étais point compromise en m'adressant à lui : mais il n'est pas à présumer qu'il se détermine à changer mon sort sans savoir qui je suis, et c'est ce motif qui me résout à vaincre mon amour-propre et ma répugnance, en entreprenant ces mémoires, où je peins une partie de mes malheurs, sans talent et sans art, avec la naïveté d'un enfant de mon âge et la franchise de mon caractère. Comme mon protecteur pourrait exiger, ou que peut-être la fantaisie me prendrait de les achever dans un temps.

ROMANS. T. III.

I

où des faits éloignés auraient cessé d'être présents à ma mémoire, j'ai pensé que l'abrégé qui les termine, et la profonde impression qui m'en restera tant que je vivrai, suffiraient pour me les rappeler avec exactitude.

[ocr errors]

Mon père était avocat. Il avait épousé ma mère dans un âge assez avancé ; il en eut trois filles. Il avait plus de fortune qu'il n'en fallait pour les établir solidement; mais pour cela il fallait au moins que sa tendresse fût également partagée; et il s'en manque bien que j'en puisse faire cet éloge. Certainement je valais mieux que mes sœurs par les agréments de l'esprit et de la figure, le caractère et les talents; et il semblait que mes parents en fussent affligés. Ce que la nature et l'application m'avaient accordé d'avantages sur elles devenant pour moi une source de chagrins, afin d'être aimée, chérie, fêtée, excusée toujours comme elles l'étaient, dès més plus jeunes ans j'ai desiré de leur ressembler. S'il arrivait qu'on dit à ma mère : Vous avez des enfants charmants... Jamais cela ne s'entendait de moi. J'étais quelquefois bien vengée de cette injustice; mais les louanges que j'avais reçues me coûtaient si cher quand nous étions seules, que j'aurais autant aimé de l'indifférence ou même des injures; plus les étrangers m'avaient marqué de prédilection, plus on avait d'humeur lorsqu'ils étaient sortis. O combien j'ai pleuré de fois de

n'être pas née laide, bête, sotte, orgueilleuse ; en un mot, avec tous les travers qui leur réussissaient auprès de nos parents! Je me suis de-mandé d'où venait cette bizarrerie, dans un père, une mère d'ailleurs honnêtes, justes et pieux. Vous l'avouerai-je, monsieur ? Quelques discours échappés à mon père dans sa colère, car il était violent; quelques circonstances rassemblées à différents intervalles, des mots de voisins, des propos de valets, m'en ont fait soupçonner une raison qui les excuserait un peu. Peutêtre mon père avait-il quelque incertitude sur ma naissance; peut-être rappelais-je à ma mère une faute qu'elle avait commise, et l'ingratitude d'un homme qu'elle avait trop écouté; que sais-je ? Mais quand ces soupçons seraient mal fondés, que risquerais-je à vous les confier? Vous brûlerez cet écrit, et je vous promets de brûler vos réponses. Comme nous étions venues au monde à peu de distance les unes des autres, nous devinmes grandes toutes les trois ensemble. Il se présenta des partis. Ma soeur aînée fut recherchée par un jeune homme charmant ; je m'aperçus qu'il me distinguait, et qu'elle ne serait incessamment que le prétexte de ses assiduités. Je pressentis tout ce que ses attentions pourraient m'attirer de chagrins; et j'en avertis ma mère. C'est peut-être la seule chose que j'aie faite en ma vie qui lui ait été agréable, et voici comment j'en

« PreviousContinue »