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l'engagea à lui dire : « Mon pauvre monsieur Molière, vous voilà dans un pitoyable état. La contention continuelle de votre esprit, l'agitation continuelle de vos poumons sur votre théâtre, tout enfin devroit vous déterminer à renoncer à la représentation. N'y a-t-il que vous dans la troupe qui puisse exécuter les premiers rôles? Contentez-vous de composer, et laissez l'action théâtrale à quelqu'un de vos camarades; cela vous fera plus d'honneur dans le public, qui regardera vos acteurs comme vos gagistes; et vos acteurs d'ailleurs, qui ne sont pas des plus souples avec vous, sentiront mieux votre supériorité. » « Ah! monsieur! répondit Molière, que me dites-vous là? Il y a un honneur pour moi à ne point quitter. » Plaisant point d'honneur, disoit en soi-même le satirique, à se noircir tous les jours le visage pour se faire une moustache de Sganarelle, et à dévouer son dos à toutes les bastonnades de la comédie! Quoi! cet homine, le premier de son temps pour l'esprit et pour les sentimens d'un vrai philosophe, cet ingénieux censeur de toutes les folies humaines en avoit une plus extraordinaire que celles dont il se moquoit tous les jours! Çela montre bien le peu que sont les hommes 1.

Au reste M. Despréaux trouvoit la prose de Molière plus parfaite que sa poésie, en ce qu'elle étoit plus régulière et plus châtiée, au lieu que la servitude des rimes l'obligeoit souvent à donner de mauvais voisins à des vers admirables, voisins que les maîtres de l'art appellent des frères chapeaux2.

M. Despréaux avoit envoyé à M. Arnauld son épitre à M. Racine. M. Arnauld la trouva admirablement écrite mais il lui témoigna qu'il étoit trop prodigue de louanges envers Molière; et qu'un homme comme lui devoit prendre garde aux gens qu'il louoit, et de quelle manière il louoit; que Molière, avec tout son esprit, avoit bien des hauts et des bas, et que ses comédies étoient une école de mauvaises mœurs. « Je suis peut-être un peu trop critique, disoit M. Arnauld, mais je ne veux point que mes véritables amis fassent rien que je ne puisse défendre. »

JM. Despréaux m'a dit, que lisant à Molière sa satire qui commence par :

Mais il n'est point de fou qui, par bonnes raisons, Ne loge son voisin aux Petites-Maisons,

Molière lui fit entendre qu'il avoit eu dessein de trailer

1 Cf. J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de MoLere, 3 édition, p. 175 et suivantes.

Allusion à des moines qui ont à leur suite quelque petit frère qui porte le chapeau. Note du Bolæana.

Voyez p. 15, note 7.

• C'est le commencement de la satire iv, p. 20:

ce sujet-là; mais qu'il demandoit à être traité avec la dernière délicatesse, qu'il ne falloit point surtout faire comme Desmarets dans ses Visionnaires, qui a justement mis sur le théâtre des fous dignes des PetitesMaisons. Car qu'un homme s'imagine être Alexandre, et autres caractères de pareille nature, cela ne peut arriver que la cervelle ne soit tout à fait altérée; mais le dessein du poëte comique étoit de peindre plusieurs fous de société, qui tous auroient des manies pour lesquelles on ne renferme point, et qui ne laisseroient pas de se faire le procès les uns aux autres, comme s'ils étoient moins fous pour avoir de différentes folies. Molière avoit peut-être en vue cette dernière idée, quand à la fin de la première scène de l'École des femmes, il fait dire d'Arnolphe par Chrysalde:

Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.

Arnolphe dit de son côté de Chrysalde :

Il est un peu blessé sur certaines matières.

Je commence toujours à déclarer la guerre par des épigrammes, disoit M. Despréaux, c'est là mon premier acte d'hostilité; je lâche d'abord ces enfans perdus sur mes ennemis. >>

Quelques gens ont reproché à M. Despréaux de s'être délassé de ses grands ouvrages par quelques petites poésies qui ne répondent pas toujours à sa haute réputation. On l'a surtout fort blàmé d'avoir laissé imprimer deux épigrammes très-laconiques qu'il fit contre l'Agésilas et contre l'Attila du grand Corneille, quoique Chapelain les eût fort vantées sans savoir qui en étoit l'auteur. Ces deux épigrammes finissent par hélas, et par hola. « Les faux critiques, disoit-il, se sont fort révoltés contre cette petite badinerie, faute de savoir qu'il y a un sentiment renfermé dans ces deux mots. » Corneille s'y méprit lui-même, et les tourna à son avantage, comme si l'auteur avoit voulu dire que la première de ces deux pièces excitoit parfaitement la pitié, et que l'autre étoit le non plus ultra de la tragédie.

JM. Despréaux me disoit que dans sa jeunesse il avoit eu dessein de travailler à la vie de Diogène le cynique, qui n'avoit été qu'ébauchée et mème défigurée par Diogène Laërce: que c'étoit un historien trop sec, et qui dégoûtoit les lecteurs. « J'aurois, disoit-il, donné un modèle de la plus parfaite gueuserie, et beaucoup plus plaisante et

D'où vient, cher Le Vayer, que l'homme le moins sage
Croit toujours seul avoir la sagesse en partage,
Et qu'il n'est point de fou qui, par belles raisons,
Ne loge son voisin aux Petites-Maisons?

Epigrammes vi et vii, p. 146.

plus originale que celle de Lazarille de Tormes, et de Gusman d'Alfarache 1. Jamais homme n'a eu tant d'esprit que ce cynique; il venoit après Socrate, qui avoit emporté le prix de la philosophie; c'étoit un homme qui faisoit par sagesse ce que fit depuis Diogène par vanité. Ce copiste ingénieux, sous son extravagance apparente, entreprit de se faire une réputation plus grande que celle de Socrate. Le premier avoit une maison, et l'autre dit : « Un méchant tonneau me servira de maison. Socrate avoit une femme, et même deux, qui pis est; et moi je sais un bon secret pour m'en passer. » Il se rouloit dans la canicule sur le sable le plus brûlant et pendant l'hiver il se couchoit sur la neige, et s'en faisoit une espèce de couverture. En un mot, c'étoit un Socrate outré aussi Platon disoit de lui: « Quand je vois Diogène, il me semble voir Socrate devenu fou. » « J'aurois, disoit-il, suivi toutes les actions de ce philosophe, et tellement varié sa vie, qu'elle auroit été du goût des lecteurs. Je n'aurois pas oublié que son père fit banqueroute, et que lui-même fit de la fausse monnoie; c'est, continuoit-il, ce que n'auroit eu garde de dire M. Dacier; il veut que tous les gens qu'il traduit soient des saints. N'ayez pas peur qu'il nous ait parlé des vers amoureux de Platon, ni en quel honneur il les faisoit. C'est un homme qui nous fait des saints de tout ce qui passe par sa plume; elle a le don de canoniser les gens, saint Platon, saint Antonin, saint Hiéroclės; je m'étonne qu'il n'ait pas fait une Vestale de Faustine, femme de Marc Antonin, qui étoit la première débauchée de son temps. Il n'a pas tenu à madame Dacier que Sapho n'ait été canonisée comme les autres. Quand on lui reproche qu'elle avoit des inclinations très-libertines, et qu'elle ne se renfermoit pas dans les passions ordinaires à son sexe, madame Dacier croit la bien défendre en disant que c'est qu'elle a eu des ennemis que ne nous disoit-elle que ses amies lui ont fait plus de tort que ses plus grands ennemis? Pour moi, disoit-il, je crois plus les historiens sur les vices des hommes que sur leurs vertus; et quand on écrit la vie des gens, il ne faut point les ménager sur ce qu'ils ont de criminel; cela gagne créance pour le bien qu'on dira d'eux. J'admire M. Colbert, qui ne pouvoit souffrir Suétone, parce que Suétone avoit révélé la turpitude des empereurs; c'est par là qu'il doit être recommandable aux gens qui aiment la vérité. Voulez-vous qu'on vous fasse des portraits de fantaisie, comme en ont tant fait la Scudéri et son frère ?? Au reste, disoit-il, dans la vie des hommes célèbres, il

Le Lazarille de Tormes est de Hurtado de Mendoça, et le

Gusman d'Alfarache de Mateo Aleman.

2 Voyez les Héros de roman, p. 175-186.

faut relever jusqu'à leurs minuties, comme a fait Plu. tarque; il n'y a rien qui intéresse tant le lecteur, et cela vaut mieux que toutes ces réflexions vagues que font tous nos historiens. C'est par les faits que les hommes sont louables ou blåmables; ainsi ce sont les faits qu'il faut soigneusement recueillir, et surtout ne point s'appesantir sur la morale, qui sent plus le prédicateur que le narrateur. »

JM. Le Verrier donnoit à diner; M. et madame Dacier étoient des convives. A la fin du repas ce couple savant, et surtout la dame, se plaignirent assez aigrement que le satirique ne leur eût pas encore montré son Equivoque. M. Despréaux s'excusa sur ce que l'occasion ne s'en étoit pas présentée. La dame reprit avec un ton hautain et impérieux: « C'est peut-être qu'on ne nous croit pas capables d'en sentir toutes les beautés.» M. Despréaux répondit ironiquement qu'il avoit lieu d'appréhender une critique aussi redoutable que la sienne. « Oui, dit-elle, monsieur, votre crainte est peut-être assez bien fondée, car, à coup sûr, je ne vous aurois pas passé un vers où l'on dit que vous noircissez la réputation du plus saint personnage de la Grèce. Comment avez-vous osé avancer que Socrate étoit

Très-équivoque ami du jeune Alcibiade?

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Je vous prouverois par vingt autorités qu'il n'y eut jamais de plus noire calomnie. » — « Et moi, répliqua M. Despréaux, je vous prouverois le contraire par vingt autres autorités. » La querelle s'échauffant de plus en plus, M. Despréaux leur déclara qu'il ne leur réciteroit jamais son Équivoque. Or il vint le lendemain chez M. Coustard, où il nous raconta la scène du jour précédent, paroissant encore piqué de la sortie qu'on lui avoit faite. Eh bien, lui dis-je, voulez-vous que je vous donne un juge de la sentence duquel je vous défie d'appeler?» Il y consentit, et là-dessus je fis apporter la traduction des Nuées d'Aristophane, par madame Dacier, qui n'étoit encore en ce temps-là que mademoiselle Le Fèvre, où nous lûmes, dans les remarques, page 297, qu'Aristophane reproche à Socrate qu'il faisoit souvent des promenades dans la Palestre pour voir les jeunes garçons qu'il avoit la réputation de ne pas haïr. « C'en est assez, dit M. Despréaux; il ne faut pas battre son ennemi à terre, et je me contenterai de lui faire dire que la mémoire lui a manqué. »

Magnanimo satis est hostem prostrasse leoni.

3 Voyez p. 141, note 3.

Conseiller au parlement, ami particulier de Despréaux, dont il fit peindre le portrait par Rigaud. Voyez p. 141, note 5.

JM. Despréaux n'approuvoit point M. Bayle d'avoir condamné Longin dans son Dictionnaire critique, sur ce que ce fameux rhéteur reprochoit à Timée d'avoir employé une pensée froide et puérile à propos du conquérant de l'Asie. « Alexandre, disoit cet historien, a pris toute l'Asie en moins de temps qu'Isocrate n'en a mis à composer son Panegyrique; » non que cette pensée ne fût très-jolie, en tant que placée dans une lettre, ou dans tout autre ouvrage de galanterie; mais elle devient une affectation puérile dans une histoire, parce qu'elle sort de la majesté de l'histoire, où il faut être réservé à ne pas hasarder même les plus beaux traits d'esprit à contre-temps.

Une des lectures qui faisoient le plus de plaisir à M. Despréaux, c'étoit celle de Térence. C'étoit un auteur, disoit-il, dont toutes les expressions vont au cœur; il ne cherche point à faire rire, ce qu'affectent surtout les autres comiques; il ne s'étudie qu'à dire des choses raisonnables et tous ses termes sont dans la nature, qu'il peint toujours admirablement : les valets qu'il introduit sur la scène ne sont point comme les valets de Plaute, c'est-à-dire toujours sûrs de leur dénoûment, qu'ils conduisent par des stratagèmes à la fin qu'ils se sont proposée; mais chez Térence une reconnoissance naturelle vient toujours au secours d'un valet dont la prudence avoit été trompée. Enfin, disoit-il, il est étonnant que ce poëte ayant écrit après Plaute, si estimé et si autorisé chez les Romains, quoique ses plaisanteries fussent outrées, il est étonnant que ce Plaute, si cher à la multitude, eût été effacé par un concurrent qui avoit pris la route la moins sûre pour plaire: car la raison n'est faite que pour certains génies privilégiés; et ce peuple romain si estimable par tant d'autres endroits prenoit souvent le change sur le vrai mérite du théâtre. Il vouloit rire à quelque prix que ce fût; et voilà ce qui rendoit Térence plus merveilleux d'avoir accommodé le peuple à lui sans s'accommoder au peuple: et par là, disoit M. Despréaux, Térence a l'avantage sur Molière, qui certainement est un peintre d'après nature, mais non pas si parfait que Térence, puisque Molière dérogeoit souvent à son génie noble par des plaisanteries grossières qu'il hasardoit en faveur de la multitude, au lieu qu'il ne faut avoir en vue que les honnêtes gens. » Il louoit encore Térence de demeurer toujours où

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il en faut demeurer; ce qui a manqué à Molière. JC'est cette grande règle du ne quid nimis que M. Despréaux prescrivoit aux poëtes, aux orateurs, aux historiens. Il ne pouvoit souffrir qu'un homme d'esprit fit de trop longues écritures et semblåt travailler au rôle comme un avocat ou un procureur. « C'est Horace, disoit-il, qui m'a fourni ce vers de mon Art poétique:

Tout ce qu'on dit de trop est fade et rebutant*.

JM. de Harlay de Beaumont, fils du premier président, voulut un jour traiter Homère de haut en bas devant M. Despréaux. «Il faut, monsieur, que vous n'ayez jamais lu Homère pour parler ainsi : si vous l'aviez lu avec un peu d'attention, vous verriez que c'est un homme qui dit toujours tout ce qu'il faut dire sur un sujet, et qui ne dit jamais plus que ce qu'il faut dire. » Il citoit à ce propos la harangue du père de Chryséis, qui, dans le premier livre de l'Iliade, vient demander sa fille à Agamemnon. « Je vous la propose, disoit-il, comme le plus excellent modèle de harangues, en ce qu'en deux périodes tout au plus elle renferme une infinité de choses et de circonstances, et qu'il n'appartient qu'à Homère d'être si heureusement laconique. » « Voilà donc, reprit M. de Harlay, une grande merveille de ne dire que ce qu'il faut dire?» — « Comment donc, monsieur, vous appelez cela rien? répliqua M. Despréaux; c'est pourtant ce qui manque à toutes vos harangues du parlement.

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Un homme de fort bon esprit, mais qui n'avoit point de lettres, disoit un jour devant M. Despréaux qu'il aimeroit mieux savoir faire la barbe que de savoir faire un bon poëme. Qu'est-ce que des vers, disoit-il, et où est-ce que cela mène?»-« C'est en cela, reprit M. Despréaux, que j'admire la poésie, que n'étant bonne à rien, elle ne laisse pas de faire les délices des hommes intelligens. »

JM. Despréaux disoit qu'il ne faut pas toujours juger du caractère des auteurs par leurs écrits; que Balzac, par exemple, feroit peur à pratiquer par l'affectation de son style. Votre abondance est la cause de mu disette: c'est ainsi qu'il commence une lettre. Au lieu que Voiture donne une idée si riante de ses mœurs, qu'il fait regretter à ses lecteurs de n'avoir

3 Achille de Harlay IV, comte de Beaumont, etc., conseiller au parlement en 1689, avocat général en 1691 et conseiller d'État en 1697; mort le 29 de juillet 1717, dans sa quarante-neuvième année. La branche aînée de sa maison s'éteignit avec lui.

Voyez p. 35, note 5.

HORACE, Art poétique, vers 337.

Voyez p. 19, note 9.

pas vécu avec lui. Cependant M. Despréaux assuroit, comme l'ayant su de personnes de la vieille cour, que la société de Balzac, bien loin d'être épineuse comme ses lettres, étoit toute remplie de douceur et d'agrément; Voiture, au contraire, faisoit le petit souverain avec ses égaux, accoutumé qu'il étoit à fréquenter des altesses et ne se contraignant qu'avec les grands. La seule chose où se ressembloient ces deux auteurs, c'est dans la composition de leurs lettres, dont la plus courte leur coûtoit souvent quinze jours de travail.

Un parent de M. Despréaux, homme d'un esprit très-simple et très-borné, le pria de lui envoyer la dernière édition de ses ouvrages; et l'en étant venu remercier, M. Despréaux lui demanda ce qu'il en pensoit: Tout en est admirable, répondit-il; mais ayant un mérite acquis par vous-même, vous vous seriez bien passé d'y fourrer deux lettres qui ne sont pas de vous. » C'étoient celles adressées à M. de Vivonne sous le nom de Balzac et de Voiture 1.

M. Despréaux disoit que La Fontaine avoit beaucoup d'esprit, mais qu'il n'avoit qu'une sorte d'esprit; encore prétendoit-il que cette manière si naïve de dire les choses, qui fait le caractère de La Fontaine, n'étoit pas originale en lui, puisqu'il la tenoit de Marot, de Rabelais et autres qui ont écrit dans le vieux style; qu'il y avoit du mérite à s'en servir quelquefois, comme a si bien fait M. Racine dans quelques épigrammes qui nous restent de lui; mais que cela fit le caractère principal d'un écrivain, c'étoit, à son avis, se rendre trop borné, d'autant plus, disoit-il, qu'il y a une sorte d'affectation dans l'imitation marotique, à peu près comme qui voudroit imiter le style de Balzac et de Voiture. « C'est, continuoit-il, ce que j'aurois pû faire fort aisément et donner plusieurs lettres comme celles que j'ai écrites à M. de Vivonne sous le nom de Balzac et de Voiture 2, et précisément dans leur style. » Il me disoit encore qu'il avoit dit un jour à M. le maréchal de Grammont 3, grand admirateur de Balzac, que ses hyperboles n'étoient pas si difficiles à imiter, quoique très-contraires à la simplicité du style épistolaire. Il étoit question d'un homme qui parloit fort lentement, et M. Despréaux le caractérisoit ainsi : « Le oui et le non sont longs quand il les prononce, et ces deux monosyllabes deviennent des périodes dans sa bouche. » — « Eh bien,

lui dit M. le maréchal, voilà ce que vous avez jamais écrit de mieux. Il s'en falloit beaucoup que le satirique fût de cet avis. Au reste, il disoit que La Fontaine avoit quelquefois surpassé ses originaux, qu'il y avoit des choses inimitables dans ses fables, et que ses contes, à la pudeur près qui y est toujours blessée, avoient des graces et des délicatesses que lui seul étoit capable de répandre dans un pareil ouvrage.

JM. Despréaux s'applaudissoit fort, à l'age de soixante-onze ans, de n'avoir rien mis dans ses vers qui choquât les bonnes mœurs. « C'est une consolation, disoit-il, pour les vieux poëtes qui doivent bientôt rendre compte à Dieu de leurs actions. » Il ne convenoit pas que M. Arnauld eût eu raison de le chicaner sur ces vers de la huitième satire :

Jamais la biche en rut n'a pour fait d'impuissance Trainé du fond des bois un cerf à l'audience *.

« Je l'ai lue, disoit-il, à plusieurs saints évêques, et même à M. le premier président de Lamoignons, homme très-ombrageux sur la pudeur, et pas un de ces messieurs ne s'en est scandalisé; j'ose même dire que le trait de ma satire a fait effet, puisqu'elle a donné lieu de bannir de la société une formalité très-indécente, et souvent très-équivoque *. »

JM. Despréaux disoit que l'amour est un caractère affecté à la comédie, parce qu'au fond il n'y a rien de si ridicule que le caractère d'un amant, et que cette passion fait tomber les hommes dans une espèce d'enfance. Il en donnoit pour exemple le personnage de Phædria dans Térence, qui niaise, pour ainsi dire, et fait l'enfant avec son valet, sur ce que sa maitresse lui a fermé la porte. « Non, dit-il, quand elle me rappel· leroit, non, je n'irai pas là. » Il prononçoit ces dernières paroles sur le ton enfantin, ce qui y donne encore un nouveau jeu. Il disoit que les inégalités des amans, leurs fausses douleurs, leurs joies inquiètes, sont le plus beau champ du monde pour exercer un poëte comique; mais que l'amour pris à la lettre n'étoit point du caractère de la tragédie, à laquelle il ne pouvoit convenir qu'en tant qu'il alloit jusqu'à la fureur, et par conséquent devenoit passion tragique. Il n'étoit point du tout satisfait du personnage que fait Pyrrhus dans l'Andromaque, qu'il traitoit de héros à la Scudéri, au lieu qu'Oreste et Hermione sont de véritables caractères tragiques. Il frondoit encore cette

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scène, où M. Racine fait dire par Pyrrhus à son con- M. Colbert: « Ce sera toujours mal à propos que mes fident:

Crois-tu, si je l'épouse,. Qu'Andromaque en son cœur n'en sera pas jalouse? Sentiment puéril qui revient à celui de Perse:

Censen' plorabit, Dave, relicta?

car Perse n'a en vue que la comédie de Térence, où de pareils sentimens sont en place, au lieu qu'ils sont trop badins ailleurs, et dérogent à la gravité magnifique de la tragédie.

J Molière étoit fort ami du célèbre avocat Fourcroi1, homme très-redoutable par la capacité et la grande étendue de ses poumons. Ils eurent une dispute à table en présence de M. Despréaux; Molière se tourna du côté du satirique, et lui dit : « Qu'est-ce que la raison avec un filet de voix contre une gueule comme cela? »

M. Despréaux n'alloit guère à l'Académie; mais, quand il s'y trouvoit, s'il venoit à ouvrir quelque avis, il y perdoit toujours sa cause à la pluralité des voix. «Un jour, me racontoit-il, 'je fus fort étonné, qu'à la réserve de M. l'abbé de Clérambaut et de M. de Saci, tout le reste de l'Académie fût de mon parti sur ce vers de la satire de l'homme :

Non, mais cent fois la bête a vu l'homme hypocondre 3.

Je m'attendois bien, disoit-il, à être condamné; car, outre que j'avois raison, c'étoit moi. » Il disoit ces mots avec un enthousiasme de satirique, qui relevoit infiniment le bon mot. Desmarets lui avoit déjà reproché qu'il falloit dire l'homme hypocondriaque, et non pas hypocondre; mais M. Patru avoit assuré qu'on en pouvoit fort bien faire un adjectif, à l'exemple du mot de parricide, colère, homicide. En effet tous nos bons auteurs ne parlent pas autrement.

J Perrault le médecin avoit voulu faire un crime d'Etat à M. Despréaux sur ce qu'il dit dans sa satire IX :

Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne ".

Un jour donc que le satirique soupoit chez M. Colbert, on vint à toucher cette corde. M. Despréaux dit à

Voyez p. 458, note 3.

Jules de Clérambaut, abbé de Saint-Thurin d'Évreux, de l'Académie française, mort le 17 d'août 1714. -Louis de Saci, avocat au conseil, de l'Académie française, mort le 26 d'octobre 1727, âgé de soixante-treize ans. Il a laissé une traduction de Pline le jeune et un Traité de l'amitié.

s Vers 267, p. 31, colonne 2.

ennemis m'accuseront de parler contre les puissances; mais pour juger des auteurs, c'est un droit qui m'appartient, et, quand il ne m'appartiendroit pas, je l'usurperois. J'étois audacieux, disoit-il, dans ma jeunesse, et je parlois avec une courageuse liberté. »

Dans l'épître adressée à M. de Seignelai par M. Despréaux, il entend parler de L*** par ces vers :

En vain par sa grimace un bouffon odieux
A table nous fait rire et divertit nos yeux;
Ses bons mots ont besoin de farine et de plâtre.
Prenez-le tête à tête, ôtez-lui son théâtre,

Ce n'est plus qu'un cœur bas, un coquin ténébreux;
Son visage essuyé n'a plus rien que d'affreux.

Voilà en effet le vrai caractère de L***, qui réussissoit parfaitement dans des contes obscènes, et qui n'avoit point de conversation hors des matières concernant l'ordure et l'intérêt. Molière étoit de tout un autre caractère; il regardoit L*** comme un excellent pantomime, et lui disoit assez souvent : « L***, fais-nous rire. »

J M. Despréaux soutenoit que Lulli avoit énervé la musique, que la sienne amollissoit les ames, et que s'il excelloit, c'étoit surtout dans le mode lydien.

Sur le bruit que Lulli traitoit d'une charge de secrétaire du roi, M. de Louvois dit au musicien : « Nous voilà bien honorés, nous sommes menacés d'avoir pour confrère un maitre Baladin. » Lulli répondit effrontément au ministre : « S'il falloit pour faire votre cour au roi faire pis que moi, vous seriez bientôt mon camarade. >>

En effet, quelques jours avant sa réception, Lulli fit son ancien rôle de Muphti dans le Bourgeois Gentilhomme, et le roi qui ne s'y attendoit point en rit beaucoup l'on dit même que cela avança fort la réception de Lulli dans le corps des secrétaires du roi.

JM. Despréaux n'avoit pas moins de droiture dans le cœur, qu'il avoit de justesse dans l'esprit. Quelques seigneurs de la cour lui ayant raconté que, dans une débauche ils avoient envoyé querir un apothicaire, et qu'étant arrivé avec un remède presque bouillant, ils s'étoient saisis de l'apothicaire; et lui avoient donné de force son remède, l'ayant fait danser ensuite, et jouer à le faire crever: M. Despréaux s'emporta contre eux, et leur fit tant de honte de leur mauvaise

Claude Perrault. Voyez p. 205, note 4. Vers 224, p. 35, colonne 2.

Lulli. Voyez p. 80, note 1.

7 François-Michel Le Tellier, marquis de Louvois, ministre et secrétaire d'Etat, etc.; né à Paris le 18 de janvier 1641, mort subitement à Versailles le 16 de juillet 1691.

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